5 novembre 1918

Notre ami Pernot s’était bien gardé de nous dire que le Comité interallié de Versailles avait procédé par cascades. Les organisateurs eux-mêmes devaient y avoir une certaine responsabilité.

Le premier jour, on avait omis de convier les Belges aux délibérations. Il a fallu réparer l’erreur et les convoquer pour la séance suivante. Puis on s’est aperçu qu’on ne pouvait guère traiter les affaires serbes sans les Serbes et on a convoqué Vesnitch, puis ensuite Venizélos et enfin Bénès. La convocation de ce dernier est une grosse chose.

Je ne sais pourquoi on nous a fait tout espèce d’histoires pour la publication des conditions de l’armistice apportées [1] par le Journal de Genève à 11 h ce matin. Interdiction absolue pour nous de publier avant 4 h. Je m’en suis tiré avec une seconde édition, la première n’ayant eu que très peu de numéros.

Les conditions de l’armistice bulgare ont eu une drôle d’histoire, si l’on en croit Marin. Voici ce que raconte le bouillant député de Meurthe-et-Moselle.

Il reçoit un jour la visite d’un émissaire bulgare, ce qui ne veut pas dire d’un Bulgare, mais bien un intermédiaire de troisième ou quatrième ordre. Cet homme lui raconte que les Bulgares ne désirent plus que la paix et seraient disposés à capituler. Marin se dit qu’il est de son devoir de le conduire à Clemenceau. Il en parle à Berthelot et on va chez le président du Conseil. Ce dernier était dans un jour de casquette sur l’oreille, il répond par quelques mots sentis voulant dire : les Bulgares, je m’en f., qu’ils s’en aillent au diable. Rien avec eux, etc.

Berthelot et Marin se retirent et, en causant entre eux, se disent : Que pourrait-on bien demander aux Bulgares au cas où ils viendraient à solliciter la paix ? Ces deux messieurs prennent du papier et, au hazard, écrivent des conditions imaginaires et très dures.

Quelques jours après, la dépêche de Franchet d’Espérey ! Clemenceau se dit : Mais on n’a rien préparé, que répondre au général ? Si au moins on avait le temps d’étudier quelque chose ! Alors intervient Berthelot qui dit : Mais nous avons déjà préparé des conditions et les voici. Et il sort le papier perpétré avec Marin dans un moment où ils considéraient ce qu’ils écrivaient comme impossible. Clemenceau saute là-dessus et fait télégraphier cela à Franchet. Étonnement, les Bulgares avalent tout. Maintenant je dois te dire que Marin est assez imaginatif.

On attribue une sortie vigoureuse de Clemenceau à l’égard des nouvelles républiques au comité des Alliés. Il aurait vu dans les transformations des États monarchiques en Républiques indépendantes le moyen de sauver la caisse. Pas de ça, aurait dit le Tigre, il ne manquerait plus que de changer sa constitution pour échapper au paiement. Il m’est absolument égal que ce soit des rois, des empereurs ou des républiques, ils ont participé à la casse, il faut qu’ils paient.

C’est vendredi le fameux rendez-vous. J’aurai donc du nouveau à te raconter au dîner le soir.

Ton

Et

[1] Les conditions de l’armistice sont la démobilisation de l’armée austro-hongroise, la livraison du matériel de guerre et la libération des prisonniers, l’évacuation des territoires promis à l’Italie par le traité de Londres, le droit pour les Alliés de pénétrer en territoire austro-hongrois pour attaquer l’Allemagne. Les hostilités doivent cesser vingt-quatre heures après la signature.

4 [novembre] 1918

Lytton est venu déjeuner au Suez ce matin. Il a paru très content de sa matinée. Jonnart, qui l’avait à sa droite, n’a pas manqué de lui parler avec détails des ravages effectués dans son département. Il lui a conseillé de se faire conduire lui-même dans le Pas-de-Calais, dans le Nord pour se rendre compte de l’état effroyable du pays.

J’étais à peine arrivé rue d’Astorg que Charles Laurent me demandait vivement ce que je pensais de la situation des affaires françaises en Orient. Il me paraissait indigné de l’apathie et de l’indifférence, non seulement du gouvernement, mais aussi des grandes organisations comme la Banque ottomane. « Il n’y a plus personne dans cette maison-là, s’écriait-il, plus un homme, rien que des sous-ordres. Allons-nous laisser périr la magnifique situation de la France en Orient tout simplement parce que nous ne voulons rien faire ? Il faut secouer tout cela. Déjà, les Anglais ont fait partir pour Constantinople leurs grands spécialistes et nous rien. Personne ne semble même s’en occuper. » Il a répété cela à Cambon, notre ambassadeur, qui hochait la tête et ne semblait pas très heureux de se trouver en face d’un homme qui demandait de l’action. Entre nous, Paul Cambon me paraît bien vieilli et je doute fort qu’il mette beaucoup d’énergie lui-même à secouer les apathies.

Un instant après, c’était Lépine [1] qui me disait : Vous qui, forcément, êtes bien avec le pouvoir, ne pourriez-vous pas pousser Clemenceau à prendre quelques hommes pour préparer toutes les grandes questions qui vont se poser en vue de la paix ? – D’abord, lui ai-je répondu, je ne suis pas au mieux avec le pouvoir, celui-ci n’aime guère que la presse domestiquée ; l’autre, il la muselle chaque fois que cela lui est possible. Mais j’ai parlé à Pichon de la nécessité de créer le petit organisme auquel vous faites allusion, j’ai trouvé un homme très disposé mais qui, manifestement, est incapable d’imposer sa volonté.

Dans une conversation avec Jonnart seul à seul, il m’a dit qu’il allait rester à Paris encore quelque temps mais que la question « études » en était restée au point où nous l’avions laissée et n’avait pas fait un pas. Il ne demande pas à être chargé de la besogne… mais il voudrait savoir qu’on la fait.

J’ai pris Motte à part et je lui ai dit que j’avais eu l’occasion de causer avec Loucheur qui m’avait dit les choses les plus intéressantes tant comme ministre que comme chef d’industrie avec, sous ses ordres, un million huit cent mille ouvriers. – Deux millions rectifie Motte. – Peut-on, dans la nouvelle évolution sociale, avoir confiance en Loucheur ? Ses idées ne semblent-elles pas trop subversives ? Est-ce un homme avec qui on puisse marcher, car il nous apparaît dans notre République comme une des intelligences et des volontés les plus fermes et les plus nettes.

Motte me sort un petit carnet de sa poche sur lequel il consigne les visites qu’il fait, ce qui lui a été dit, etc., et il me lit sa conversation d’hier avec Loucheur. J’y trouve plusieurs des choses que j’ai entendues de la bouche même du ministre. Motte conclut en me disant qu’il faut marcher avec Loucheur, qu’il étonnera peut-être parfois, mais que ses idées sont bonnes et saines. Il considère que les deux hommes d’avenir chez nous sont Loucheur et … Tardieu auquel il faut pardonner ses erreurs passées. Mieux vaut, me dit-il, avoir un ambitieux très intelligent qu’un homme sans ambition qui serait un navet.

On nous a lu au comité une lettre de lord Inchcape qui s’excusait de ne pouvoir venir et priait ses collègues de lutter contre les idées d’étatisme qui étaient si fort en vogue en Angleterre. Jonnart s’est associé à cette lutte pour la France. L’étatisme ! Encore un point qu’il faudra éclaircir avec Loucheur.

Et

[1] Louis Lépine (1846-1933). Préfet puis préfet de police (1893-1897 ; 1899-1913), il crée le 25 novembre 1901 le concours qui porte son nom pour récompenser les meilleures inventions. Pendant et après la guerre, il se consacre notamment à son rôle d’administrateur de la Compagnie universelle du canal de Suez.

3 novembre 1918

Je laisse de côté tous les événements du jour et ce qui s’est dit au déjeuner Lytton puisque tu y étais. Pour remplir mon feuillet de ce 3 novembre, je te copie une lettre que je reçois d’Espagne et qui me trace une psychologie du monarque qui me semble assez juste. La personne qui m’écrit le connaît fort bien.

« À dire vrai, Alphonse XIII, outre qu’il est sérieusement malade, est très impressionné par les événements actuels. Le roi, sans doute, n’est pas germanophile. On peut ergoter sur la nature de sa francophilie, dire par exemple qu’il est plus parisien et boulevardier que sérieusement ami de la France, que sa francophilie est plus spirituelle que sentimentale, etc. toutes choses assez exactes. Mais enfin, rien ne peut faire oublier que c’est son influence personnelle qui, depuis 1902, a rompu la tradition extérieure, dynastique et germanophile de l’Espagne, et que c’est cette influence qui a resserré les liens entre le gouvernement royal et les puissances occidentales. Cela, c’est un fait historique.

« Seulement, ce qui a donné le change sur ses sentiments au cours de cette guerre, c’est, d’une part, l’incoercible animadversion qu’il éprouve à l’égard des Anglais et surtout des Italiens ; d’autre part, la certitude ancrée dans son esprit que les Alliés ne triompheraient jamais complètement. Nous devons dire que tous les conseillers techniques dont il a pris avis sur l’évolution de la guerre étaient des militaires espagnols de haut grade qui nous sous-évaluaient s’ils ne nous détestaient point. Je laisse naturellement de côté les conversations que le roi a eues avec nos compatriotes. La vivacité de son esprit et son désir de plaire laissent presque toujours ses interlocuteurs sous un charme artificiel. Il nous rappelle aussi volontiers qu’il a du sang de Bourbon dans les veines, qu’il rappelle sa qualité d’archiduc autrichien quand il s’entretient avec nos ennemis. À l’heure actuelle, il est consterné par les nouvelles de la guerre et de la paix. L’effondrement des empires du Centre l’atteint deux fois : d’abord par le côté autrichien qui intéresse et angoisse la cour ; ensuite par le côté allemand, car le roi s’appuie ici sur l’élément militaire, comme l’élément militaire s’appuie sur l’exemple et le prestige de l’armée impériale. Il y a aussi le mouvement démocratique et le progrès du bolchevisme. Je le crois moins préoccupé de ce côté-là, tant les partis de gauche sont désorganisés et hésitants. Ce qui ne l’empêchera pas de donner un coup de barre dans le sens du courant, c’est-à-dire des Alliés et de la gauche… Vous allez voir cela d’ici trois semaines. »

1^er novembre 1918

Ma journée n’a été marquée que par la visite de Lytton [1]. Je lui parle de son frère et il veut me prendre dans son auto et m’emmener chez lui. J’ai fait la bêtise de ne pas accepter, toujours avec mon idée stupide de me croire indispensable au journal. Nous ferons connaissance dimanche.

Lytton me dit que tout est changé, que le soldat anglais en ce moment a pour la France la plus grande amitié. S’il n’aime pas beaucoup les Picards qui l’ont exploité, il a été très ému par l’accueil enthousiaste des populations du Nord. Il a été flatté de la reconnaissance que celles-ci lui ont témoignée, des larmes qu’ils ont vues dans les yeux des femmes, des vieillards. Il faut en profiter, dit Lytton, battre le fer quand il est chaud et resserrer les liens de l’Angleterre avec la France. Lytton est toujours tracassé par l’avenir de nos relations, il voudrait que l’on n’ait plus rien à craindre de ce côté-là. Le fond de sa pensée, c’est qu’il redoute l’Amérique chez nous. Si je vois son frère un peu intimement et si je peux causer avec lui comme avec celui-là, je tâcherai de lui persuader que, peut-être, il pourrait faire fausse route en prenant au pied de la lettre les instructions que l’on m’a dit qu’il avait reçues.

Malheureusement, ma conversation a été interrompue par un fâcheux qui voulait voir le major et qui s’est installé. La conversation a dévié et nous sommes entrés dans des détails professionnels parfaitement indifférents, pour moi tout au moins.

Décidément, les propositions pleuvent. Voici que, cet après-midi, on est venu me tâter (il y a la place) pour savoir s’il y aurait quelque chose à faire avec notre marché financier. C’est de la part des gens les plus importants à ce point de vue-là dans le pays. Tu comprends.

Je ne crois cependant pas que jusqu’ici l’espoir de Clemenceau et de Selves ait de grandes chances d’être réalisé. Au Sénat, on reproche cependant à Dubost d’être par trop autoritaire, de mener les choses à sa tête et de ne pas avoir la manière, mais on ne peut s’empêcher de convenir qu’il serait cependant toujours meilleur président que le tout miel et tout sucre de Selves.

D’autre part, il se dessine au Luxembourg un courant assez fort pour le retardement du procès. Caillaux se défendra sûrement et ne ménagera rien. On le croit capable de mettre en cause des masses de personnalités importantes, peut-être même le président Wilson en plus de gros bonnets italiens. On se dit que s’il y avait à cette époque, ce qui apparaît comme fort possible, des tractations, des négociations internationales, celles-ci pourraient en être fort gênées.

Moinet va être à peu près sûrement appelé à la Haute Cour ainsi que le greffier de Bouchardon. Celui-ci connaît les dossiers et épargnerait à nos pères conscrits une formidable besogne, car l’affaire Caillaux ne se compose pas moins de quarante mille pages représentant quatre mille dossiers. Le Sénat serait submergé.

J’ai eu ce soir la visite de Vauvineux, sa conversation est bien intéressante mais ces gens qui, n’ayant rien à faire, viennent échanger des propos sur les affaires du temps vous prennent le vôtre d’une façon exagérée. Il m’a cependant dit deux choses amusantes. Il a trouvé à Lyon le bon Cochin qui hannetonnait dans la région, chargé d’une mission par le Tigre, un rapport sur la fabrication des produits chimiques, je crois.

Denys a raconté à Vauvineux que lorsque Clemenceau lui a confié cette mission (il n’avait pas dû la solliciter !), il lui avait fait observer avec beaucoup de fermeté que peut-être son rapport serait sévère pour quelques-uns des membres de son cabinet. « Vous pouvez y aller, aurait répondu le Tigre. Je n’ai que deux ministres que je désire garder : Claveille, qu’il me serait impossible de remplacer, et Loucheur. Quant aux autres, je m’en f… ». Il a de belles illusions sur Claveille, ce ministre des Transports qui veut qu’on ne transporte rien.

À propos de Claveille, sais-tu ce que Rodocanachi m’a raconté ce matin ? C’est encore un bien joli trait administratif. Un homme que connaît notre ami introduit auprès des chemins de fer une demande pour la construction de wagons, surtout des wagons foudre ou plate-forme. Il explique dans sa soumission qu’il possède le fer pour les essieux, les matières pour les roues, etc., etc. Bien que nous soyions dépourvus de wagons au-delà de toute expression, l’administration décline l’offre sous le prétexte qu’aujourd’hui tous les wagons doivent être construits en ciment armé. Les roues, essieux, attaches en ciment armé !

Encore autre chose qui me vient de Vauvineux, il s’agit cette fois du noble comte de Fels. Cet homme d’État possède un valet de chambre qui a été trente ans au service de Vauvineux et qui fut obligé de se replacer à la suite du décès de l’oncle dudit. Il est entré chez Fels, mais a gardé des relations avec son ancien maître. Le valet de chambre très intelligent s’exprime généralement dans un style précieux et solennel. Il était venu voir Vauvineux il y a quelques jours, et comme on lui demandait ce qu’avait pensé le comte de l’affaire du Cercle interallié, le valet de chambre répondit que c’était bien malheureux et que tout le personnel de la maison avait dit : C’est dégoûtant. Il paraît que Fels ne voit plus personne de la société. Il reçoit les gens les plus extraordinaires et les moins dignes de confiance. Même à Voisins, il a abandonné ses relations ducales pour une foule de personnages hirsutes qui, sans doute, le flattent et l’exploitent. C’est à se demander s’il ne glisse pas doucement dans la folie.

À toi.

Et

[1] Strachey Lytton est alors le chef de la propagande britannique en France.