Lettre parue, p. 330-335 : Odile Gaultier-Voituriez, Chronique cachée de la Grande Guerre : Lettres d’Etienne de Nalèche à Pierre Lebaudy (1914-1919), préface de Jean-Noël Jeanneney, CNRS Editions, novembre 2017
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4-5 mai 1918
4-5 mai 1918
En style de communiqué, hier et aujourd’hui, je pourrais te dire : Rien à signaler sur l’ensemble du front. Du reste, ma journée entière a été occupée par des choses matérielles qui ne m’ont guère permis de causer avec des gens intéressants et de prendre des renseignements à droite et à gauche.
Néanmoins, hier au soir, j’aurais pu te dire que le communiqué était le reflet d’un coup de sonde donné pour tâcher de connaître les intentions ennemies. L’opération aurait réussi et on aurait découvert de fortes concentrations de troupes vers Ypres et Bailleul [1], ce qui prouverait que c’est dans cette région que l’attaque va se produire et sans tarder, peut-être ce soir, peut-être demain.
Je t’aurais également dit dans le téléphone que les manœuvres pour la paix qui marchent à Londres en ce moment sont dues à l’initiative du Vatican. Il y a bien peu de chances qu’elle aboutissent à quoi que ce soit.
Je t’ai raconté mon dîner d’hier, plutôt comique par la composition, et tu as vu avec qui j’allais déjeuner. Rien de très saillant dans tout cela. Milewski, qui était resté avec nous, a été intéressant comme toujours. Comme il ne se paie pas de mots et se met en face des réalités, nos illusionnistes trouvent qu’il doit avoir des sympathies boches. Je ne sais si je t’ai dit cette impression d’un très gentil garçon suisse et qui mène dans son pays le bon combat mais qui, malheureusement, est par trop l’ami de Cochin. Donc Muret, qui connaît beaucoup Milewski, est sorti d’un déjeuner avec lui en disant : Il n’est pas sûr, il est un peu boche.
Muret, je puis ajouter, est partisan de l’offensive du 16 avril, il écoute Denys bouche bée. Et je ne puis m’empêcher de penser à ce que ce dernier me disait à la veille de sa démission lorsqu’il me faisait l’honneur de me consulter sur cette éventualité. « L’offensive du 16 avril est une nouvelle affaire Dreyfus et je ne veux pas que l’opinion, à un moment donné, me rende responsable et me demande compte d’une chose sur laquelle je n’ai pas été consulté. »
Il avait raison, cela devient en effet comme l’affaire Dreyfus. Petit à petit, il se forme des agglomérats, on fait circuler sous le manteau des papiers, des rapports. On raconte les choses les plus fausses sur le célèbre rapport des généraux, rapport que personne n’a lu. Justement, comme on ne l’a pas lu, on raconte qu’il est écrasant pour le gouvernement, et la réhabilitation de Nivelle et de Mangin apparaît éclatante. À cause de cela, le gouvernement se refuse à le publier.
Là-dessus, les gens marchent, se démènent et il faut nous attendre à voir deux camps se former et les gens se prendre aux cheveux pour aboutir, comme dans une autre affaire, à un désastre.
Une chose qui commence à préoccuper beaucoup de bons esprits, c’est l’attitude de Mornet [2] au Conseil de guerre. On dit également, du moins ceux qui réfléchissent, qu’il est véritablement un peu bien exalté et qu’il ne garde pas la sérénité qui convient à la justice, proclamant qu’il n’a pas à tenir compte de dépositions de témoins qu’il déclare fausses a priori, etc.
Je me rappelle le sceptique neveu rencontrant avec moi Mornet rue de Bellechasse. « Voilà le fou ! », me dit-il. J’ai pris cela pour la boutade que c’était en réalité, mais ne serait-ce pas la vérité ?
À toi.
Et
[1] Légère avance des Australiens entre l’Acre et la Somme.
[2] André Mornet (1870-1955). Magistrat. Substitut du procureur général (1912-1917). Sous-lieutenant à la 74e division d’infanterie (1915). Avocat général (1917-1922), il est appelé au Conseil de guerre.
3 mai 1918
3 mai 1918
Tu as dû savoir que la Croix-Rouge américaine se multiplie dans notre pays et qu’elle a organisé des missions de toute nature qui parcourent la France à grands renforts d’autos, de conférences, etc. Il est une de ces missions destinée à combattre la tuberculose qui vient de faire toute une tournée en Indre-et-Loire, Loir-et-Cher, et qui est actuellement près de Salbris. Une des conférencières, qui est une petite femme très intelligente, Mme La Mazière [1], est venue me voir aujourd’hui et m’a raconté une foule de choses qui me laissent rêveur quant à l’avenir de notre pays. Son mot fut : C’est la rénovation de la France sans Français. Tous les pays qu’elle a traversés sont infestés d’Américains, et rien de ce qui était français n’existe plus. Il y a près de Salbris un camp qui comporte je ne sais combien de milliers de mètres : trente mille yards. Les Américains ont fait venir dix mille Chinois pour travailler là. On fait notamment des routes qui ont dix-sept mètres de large. Sur ces dix mille Chinois, trois mille cinq cents sont dans les hôpitaux syphilitiques. Les femmes, paraît-il, pour le moment, se gardent de ces jaunes, mais dans l’avenir ! Les médecins tâchent de les évacuer à droite et à gauche mais ils sont terrorisés par l’extension de cette vermine. Mme La Mazière me conte tout cela en se demandant ce que deviendra notre pays dans cette invasion.
Leur mission fait des campagnes contre la tuberculose, on recommande de ne pas cracher. Pas un Américain qui ne crache de la façon la plus abominable, tellement que les gens du pays demandent aux délégués, les supplient de faire donner des ordres pour que tous ces sanieux (?) se modèrent un peu. Leur service d’équipement ne leur donne pas de mouchoirs. Ils ne se servent que de leurs doigts. Crachats, morve, tout cela fait les meilleurs véhicules des pires maladies.
Enfin, Mme La Mazière est horrifiée par ces mœurs américaines. Si les femmes repoussent les Chinois, elles s’arrangent très bien avec les yankees qui remplacent au foyer et dans l’alcôve le mari mobilisé. Ils ont cependant une qualité, les envahisseurs, c’est qu’ils adorent les enfants. Dans tous les villages, on les voit jouant avec les petits et les faisant sauter sur leurs genoux.
Si nous ne subissons pas l’invasion boche, nous allons être la proie des Américains. Voilà ce qui se dégage de plus net de la conversation avec Mme La Mazière.
Ton vieil
Et
Je te mets dans cette enveloppe la traduction du Collier’s Magazin [2] dont je t’ai parlé et qui est cause de l’indignation d’une foule de naïfs contre le commandement actuel. Tu y verras que Douglas Haig y est considéré comme un des plus grands généraux des temps modernes et que son opinion doit être sacrée. J’espère que ce document se retournera contre ses auteurs.
[1] Il s’agit peut-être d’Alice La Mazière (1880-19). Femme de lettres. Conférencière de la Croix-Rouge contre la tuberculose.
[2] Cf. lettre du 1er mai 1918.
2 mai 1918
2 mai 1918
J’ai déjeuné ce matin avec un homme bien intéressant, c’est le bâtonnier Téodor [1], celui qui fut arrêté à Bruxelles pour ses courageuses protestations, enfermé dans un camp et soumis pendant sept mois à un traitement très dur. Relâché par suite de l’entremise du roi d’Espagne, il est venu en France et tu sais qu’il a été l’objet, au Palais de justice, d’une réception solennelle de notre barreau. Comme il le dit lui-même, j’ai eu dans ma vie deux moments inouïs : celui de mon arrestation au moment où je plaidais pour la justice et le droit, sans aucune attaque contre les conquérants, uniquement pour les principes, et le second, l’accueil reçu à Paris où, en moi, on applaudissait aux mêmes principes. J’ai eu la vision des deux sociétés, l’une barbare, l’autre extra-civilisée. Il nous a dit avoir attendu assez longtemps pour venir à Paris car il redoutait les manifestations et la répercussion qu’auraient celles-ci sur sa femme restée là-bas. Il n’a rien publié à cause de cette situation pénible. Les Allemands ne manqueraient pas de se venger et sur les personnes et sur les choses. Ils intenteraient sous un prétexte quelconque un procès, il serait condamné par défaut et les Allemands mettraient la main sur ce qui lui reste de fortune. Ils tiennent tout et savent, à un centime près, l’avoir de chacun dont ils disposent à leur gré. À l’heure actuelle, nous dit-il, je suis épié et nos ennemis savent à une heure près tous mes faits et gestes. On se demande même comment ils peuvent être si bien renseignés.
Au cours du déjeuner, Téodor, en causant, m’a fait l’effet d’être beaucoup plus raisonnable que la plupart des gens de chez nous qui s’illusionnent à un si haut point. Une opinion s’était faite que, si nous n’étions pas victorieux ou si nous ne faisions que contrebalancer les Allemands, la paix serait signée avant l’hiver, mais que si nous étions victorieux la guerre allait durer, car nous attendrions le moment où nos forces vives très accrues seraient suffisantes pour abattre complètement l’adversaire. Je me suis permis d’émettre un doute, la victoire, à l’heure actuelle, ne pouvant être définitive et nous, ne pouvant savoir ce que nous réserve l’avenir. La victoire actuelle ne serait qu’un nouveau mur élevé entre nous et les Allemands et de chaque côté nous attendrions le moment favorable. Rien ne nous dit ce que serait ce dernier. Téodor a tout à fait approuvé ce raisonnement.
Il y avait à ce déjeuner un des principaux rédacteurs du Temps, Leyret [2], qui est un lecteur des Débats, trouve que sa maison f… le camp et regrette bien vivement que nous ne fassions pas un effort. Il est persuadé que nous trouverions très facilement un million dans le monde américain. Il prétend que si Le Temps est plus lu que nous, il a beaucoup moins d’influence, que tout y est subordonné aux affaires et que c’est seulement chez nous qu’on peut trouver l’indépendance de la doctrine, et sous une forme bien supérieure à celle du grand confrère.
J’ai également agité la question sociale et j’ai exposé les idées que nous avons bien souvent ruminées ensemble, et le bâtonnier Téodor a abondé dans mon sens. Il a été d’avis qu’à l’heure actuelle le socialisme n’était pas matière à persiflage et qu’il fallait le prendre au sérieux si on ne voulait pas tourner au bolchevikisme.
J’ai eu la visite de ce brave Laudet qui pose sa candidature de nouveau, avec beaucoup de chances cette fois, et, quelques secondes après, Hébrard de Villeneuve me téléphonait pour me demander rendez-vous. Même objet, même siège.
Visite également d’un bonhomme bizarre dont je t’ai parlé déjà, du commandant Weil, qui est un historien et dont le nom a été mêlé à l’affaire Dreyfus. Il est très au courant de tout ce qui est italien. Il m’affirme que les divisions italiennes envoyées en France sont triées sur le volet et seront commandées par un homme remarquable qui fut attaché militaire d’Italie à Vienne.
Il me dit aussi qu’il sait par Brancaccio et des parents à lui que le jour où l’offensive autrichienne se déclenchera elle trouvera l’armée italienne prête et que l’on n’a plus d’inquiétude. Dieu l’entende !
Ton vieil
Et
[1] Nalèche se trompe d’orthographe. Léon Théodor (1876-1926). Avocat. Bâtonnier de Bruxelles.
[2] Henry Leyret (1864-1944). Journaliste au Temps.
1er mai 1918
1er mai 1918
Ribot, paraît-il, a eu un très gros succès hier à la commission des Affaires extérieures. Je ne sais pourquoi la censure ne permet pas de le dire. Le Matin a cependant enfreint la consigne et passé outre, aussi a-t-on pris ses mesures pour la presse du soir. Ribot a raconté en détail toute l’affaire Charles Ier, donné les raisons de sa conduite, l’intervention italienne, etc. Il fut écouté et unanimement approuvé. Quelques députés, cependant, à la sortie, ont exprimé leur regret que l’ancien président du Conseil n’ait peut-être pas su exploiter la tentative « évidemment sincère » de l’empereur d’Autriche. Cet « évidemment sincère », dit par un parlementaire à la sortie de la réunion, a attiré mon attention. Ribot n’aurait donc pas fait état de la duplicité ou de la prétendue duplicité de Charles Ier. Il aurait donc plutôt fait ressortir une bonne volonté qui ne pouvait être suivie d’effet et, sans doute, le rôle de l’Italie.
La campagne en faveur de Nivelle continue dans tout espèce de milieux avec une violence sournoise extraordinaire. On fait circuler des copies du Collier’s Magazin, ce journal américain qui a publié un article, fait à Paris du reste, dans lequel on montre la situation créée, à la suite de l’arrêt de l’offensive, entre les armées anglaises et françaises et le mal qui est résulté de la proclamation de la suppression de toute offensive. Ce matin, on m’a porté une traduction de cet article faite par les mains de Bonnet et que ce dernier distribue à ses amis. Mais si cette campagne va son train, il y a tout de même de la réaction dans certains milieux.
Une réunion s’est tenue il y a quelques jours à la Cour de cassation. Une trentaine de personnes s’y trouvaient réunies et Painlevé s’est expliqué devant elles. Il a traité la chose de la façon la plus objective, tout à fait chronologiquement, sans passion ni parti pris, et il a fait grande impression. J’ai cru comprendre, d’après le récit qui m’a été fait de la séance, qu’avant même que les fameux parlementaires soient venus en auto à Paris, Nivelle avait arrêté l’offensive à 11 h du matin devant l’énormité des pertes, quarante mille hommes par terre environ dès le début. Les parlementaires, dans la soirée, auraient voulu l’arrêt complet, ce à quoi on se serait opposé, la nécessité étant démontrée de ne pas brusquement cesser tout combat afin de donner le change aux Allemands sur les véritables intentions du commandement. Ici se place un incident curieux.
Le général Malleterre [1] et je ne sais plus quel autre qui assistaient demandèrent au ministre comment il se faisait qu’étant donné ses déclarations et l’opposition que lui, le général Pétain, le général Micheler avaient manifestées contre l’offensive de Nivelle à Craonne, ils n’avaient pas coupé court et interdit au généralissime de l’engager. Painlevé allait répondre lorsque Lucien Poincaré, tu entends bien, Lucien Poincaré [2] prit la parole et dit à peu près ceci : « Messieurs, je crois que nous devons nous en tenir là et ne pas aller plus loin, il me semble que nous en avons déjà trop dit, et il conviendrait de nous en tenir là. » Devant cette intervention de l’éminent directeur de l’Enseignement, Painlevé s’arrêta et son exposition en demeura où elle en était. Chaque assistant interpréta cette intervention de la façon suivante, c’est que tout le monde avait été hostile ou à peu près et que le président de la République avait pesé de sa haute influence sur le Conseil pour laisser au général Nivelle le champ libre.
Chaumeix nous a apporté ce matin un petit livre de propagande boche que l’on répand en Suisse et dans lequel il y a des fac-simile de lettres adressées avant la guerre à Bucher par notre collaborateur Henri Albert qui était directeur du Messager. Dans ces lettres, Albert manifeste à Bucher son découragement dans sa campagne de propagande. C’étaient des lettres intimes que Bucher aurait dû mettre à l’abri et qu’en fuyant il a abandonnées à Strasbourg. Les Allemands en font leurs choux gras et, dans le fond, c’est de bonne guerre.
Moi-même je figure dans cet opuscule, m’étant trouvé en relations, il y a bien des années, avec Bucher en vue de faire une propagande pour le journal en Alsace. Je passerai donc à la postérité sous le nom de M. de Natiche avec plusieurs fautes de français que l’on me fait faire dans une lettre où, certainement, il n’y en avait pas car ce n’est pas un fac-simile qui est reproduit. André Hallays, lui aussi, est mentionné pour ses relations avec Bucher.
Henri Albert, à qui nous avons montré cela, s’exprime sans aménité sur Bucher et il n’a pas tout à fait tort. Bucher, en filant, aurait pu détruire tout le dossier français et ne pas le laisser en pâture aux ennemis.
Du reste, tu as vu Bucher, je crois, tu as causé avec lui, je t’ai fait part moi-même de la dernière conversation que j’ai eue avec lui. Cet homme, d’une intelligence extraordinaire, a des côtés purement imaginatifs et rien de tout cela ne m’étonne.
Le vieux père Muller [3], que tu connais aussi et dont l’aspect est si… pittoresque, est le parent très proche de Bucher qu’il a en horreur. Lorsque le directeur est entré en relation avec les Débats et se vantait un peu d’inspirer notre organe, Muller fit une campagne auprès de tous ses amis d’Alsace pour leur expliquer son étonnement et son regret de voir Bucher adopté par notre maison.
Good bye, old man.
Et
[1] Gabriel Malleterre (1858-1923). Général de brigade (1914), il est grièvement blessé en Argonne. Dès 1915, il se consacre à la place des invalides de guerre dans la société française. Il fonde l’hôpital de Neuilly-sur-Seine.
[2] Lucien Poincaré (1862-1920). Frère de Raymond Poincaré. Physicien. Haut fonctionnaire.
[3] Non identifié.