Archives mensuelles : mars 2018

17-18 mars 1918

17-18 mars 1918

 

Je parlais hier au soir avec quelqu’un que tu connais, généralement bien placé pour savoir les choses de cette offensive dont on nous avait donné la nouvelle à l’Intérieur et qui ne paraît pas se confirmer. Le quidam m’avait répondu qu’il ne l’avait pas entendu dire mais que c’était fort possible. En tout cas, si elle se déclenche, il est probable que Reims sera prise. La ville n’est, somme toute, qu’à mille sept cents mètres des Boches et s’ils veulent la prendre ils le peuvent, mais là on peut les tenir, à moins qu’ils n’arrivent à neutraliser notre artillerie qui est tout entière agglomérée au même endroit, les canons se touchent. Il suffirait que les Boches jettent de ces obus asphyxiants pour paralyser nos batteries pendant trois ou quatre heures. Cela suffirait pour qu’ils se portassent en avant. Il faudrait cependant les empêcher de prendre pied sur le plateau car, là, cela pourrait devenir mauvais. Tout ça c’est un peu de l’hébreu pour moi, mais tu dois être tout à fait familiarisé avec le pays. Le personnage en question est persuadé que les Anglais prendront une tape, que cela ne peut pas être autrement.

Le baron de Wedel me dit qu’il est de plus en plus certain que des propositions ont été faites à Washington, et des propositions sérieuses. Ce serait même à cause de cela qu’ils auraient envoyé leurs avions sur Paris. Et il ajoute : Que voulez-vous, c’est leur manière, ils ne peuvent rien faire sans vous montrer les poings.

Wedel nous dit encore : Militairement, les Allemands n’ont pas remporté une seule victoire et ils n’en remporteront dans l’avenir pas plus que par le passé. Tout ce qu’ils ont obtenu, c’est avec leur or, avec la corruption. Après avoir fait sauter la Russie, ils espèrent faire sauter d’autres pays. La Russie a lâché peut-être, dans quelque temps, espèrent-ils que ce sera une autre nation de l’Entente. Il paraît néanmoins difficile qu’ils ne fassent pas quelque chose, ils l’ont trop annoncé et avec trop de fracas.

Ce matin, je suis allé à la messe Charles-Roux [1] et, en en sortant, je rencontre le plus beau des comtes de Fels. Il me dit : Eh bien, je suis donc brouillé avec les Débats, n’aurai-je jamais rien sur mon livre ? Je lui réponds : Aux Débats vous êtes très aimé mais personne ne veut rien faire sur votre œuvre, cependant, je suis arrivé à en décider un et vous verrez cela un de ces jours. Je m’avance peut-être un peu car je n’ai qu’une demi promesse. Bégouen a vaguement consenti à condition qu’il puisse dire que ce n’est pas du tout son avis. Si cet idiot de Fels avait voulu réellement prendre une place, il devait se laisser attaquer et non pas insister pour qu’on lui fasse quelque chose à la guimauve. C’est la discussion qui vous pose et vous fait prendre au sérieux.

Je vais avec Bonnet, le directeur du Suez, jusqu’aux Champs-Élysées. « Deschanel, me raconte-t-il, a voulu autrefois créer une société franco-britannique dont il est le président. Il m’avait absolument talonné pour que je me mette à la tête de cette chose-là qui, ma foi, a assez bien réussi. Je suis arrivé à grouper là des personnalités assez importantes. Nous allons avoir une réunion un peu plus solennelle et Deschanel devait y parler ainsi que le ministre du Commerce. Nous avons demandé à l’ambassadeur Bertie de bien vouloir prendre la parole mais Bertie a refusé. Comme je le disais à Deschanel, celui-ci s’écrie : Comment, Bertie ne viendra pas, alors c’est inutile que je parle, je vais le téléphoner à Clémentel pour qu’il ne se dérange pas. Permettez, lui ai-je dit, c’est vous qui avez demandé à créer ce groupement, vous lui devez un encouragement d’autant qu’il a fait d’assez bonne besogne dans un but absolument désintéressé. Alors il a promis de parler. »

Comme c’est bien nos politiciens. Une œuvre n’est bonne qu’en tant qu’elle sert à leur réclame personnelle.

Longue visite de Lytton, toujours très intéressant. Il a paru regretter que je n’aille pas à Londres bien qu’il convienne avec moi que, depuis notre dernière conversation, les choses se soient un peu améliorées. Il me fait cependant un portrait assez curieux de Beaverbrook. C’est un arriviste forcené. Il voit, lui aussi, beaucoup moins le succès de ce qu’il patronne que son propre succès. Il a admirablement réussi au Canada, il veut réussir de même en Europe. Pour le moment il est pour la France, mais dans l’avenir on ne peut pas savoir ce qu’il sera. Si ses intérêts sont avec l’Allemagne, il ira à l’Allemagne. Il a une énorme fortune, tient beaucoup de choses et de gens, et Lytton tient de la bouche même du rédacteur en chef de son journal, un Juif nommé Blumenfeld [2], le propos suivant : « Plus tard il nous faudra bien faire un traité économique avec l’Allemagne. » Et si Blumenfeld dit cela, c’est qu’il exprime les idées du patron. Il faut donc tâcher d’avoir avec soi la presse Northcliffe. Ce dernier aime la France qu’il admire depuis qu’il a visité le front.

Je fais observer à Lytton que les journaux Northcliffe, Times, Daily Mail n’ont peut-être pas une influence aussi considérable qu’il le croit. Ils ont tout de même une très grande force, me dit-il. Voyez, du jour où ils ont attaqué Robertson, celui-ci est tombé comme une pierre. Et autrefois, rappelez-vous Kitchener.

Nous parlons de l’offensive [3]. Militairement, me dit-il, il faut y croire car tout a été préparé pour cela. À moins que ce ne soit du camouflage, mais ce serait un camouflage bien étendu et bien complet, le déclenchement paraît devoir être Arras-Cambrai. Du reste, reprend-il, on dit bien que les affaires russes ont redonné du ton aux Allemands. Peut-être à la nation, mais que pense l’homme de la tranchée, le Fritz ? Tous les coups de sonde que donnent nos ennemis en ce moment ne sont guère réussis. Le prix de quatre ou cinq prisonniers leur occasionne des pertes considérables, tandis que nous, chaque fois qu’on y va, on enlève la tranchée et on ramène trente, quarante prisonniers. Quant à nos avions, c’est un moment comme cela, ils ont la chance, ce ne sont que succès sur succès. (Que ne pouvons-nous en dire autant). Lytton me dit aussi que, depuis le 1er mars, on a travaillé d’une façon extraordinaire et que tout a été transformé dans ces dix-huit jours. Le moral de l’armée anglaise est admirable et le moral allemand semble inférieur au sien. Alors.

À toi.

Et

[1] Jules Charles-Roux (1841-1918) meurt le 6 mars 1918 à Paris d’une pneumonie. Il est enterré le 13 mars 1918 à Marseille. Une messe est dite le lundi 18 mars à 10 h 30 en l’église Saint-Pierre-de-Chaillot. [Journal des Débats, 17 mars 1918].

[2] Erwin Blumenfeld (1897-1969). Anglais. Journaliste. Reporter photographe.

[3] Un coup de main français a lieu dans la région d’Avaucourt afin de déterminer les intentions ennemies, et un coup de main allemand se produit au sud de Beaumont (Meuse).

13-14 mars 1918

13-14 mars 1918

 

Mon cher Pierre,

 

J’ai donc interrompu mon papier hier puisque je t’ai vidé le fond du sac. Je n’aurai peut-être pas beaucoup plus de choses intéressantes à te raconter aujourd’hui. Cependant, hier, à l’Union, nous avions causé assez longuement de tout et de tous lorsqu’au moment de partir Gaiffier me prend à part et me dit : « N’avez-vous rien su au sujet de propositions de paix actuelles ? » Je lui réponds que j’en ai entendu parler mais que je ne sais rien de précis. J’en profite pour tâcher d’obtenir confirmation des propositions Erzberger, aussi j’en donne au ministre les significations les plus précises pour qu’il m’en démente les termes. Il me les confirme en me disant qu’on avait rejeté cela comme malpropre, mais qu’aujourd’hui il s’agirait de propositions plus sérieuses qui seraient venues par Berne. Gaiffier, qui me paraît loin d’être dans le secret des dieux, me dit : Si les Alliés sont sûrs que les Allemands sacrifieront un million d’hommes pour ne pas réussir dans leur offensive, ils auront raison de rejeter ces tentatives, mais vraiment, s’ils ne sont pas certains du succès, que pensez-vous ? Comme je pensais des choses qu’il me paraissait difficile d’exposer à un ministre même belge, je n’ai rien dit. Dès ce matin, j’ai parlé à Gauvain de cette conversation. Mon collaborateur n’a pas semblé prendre au sérieux de tels pourparlers. Il a peut-être raison…

Milewski est venu ce matin. Il nous a entretenu longuement de l’arrivée des Allemands à Odessa [1]. Je crois que le pauvre homme verra sans déplaisir l’ordre établi en Russie, et comme cela se comprend.

J’ai encore eu une preuve aujourd’hui de ces impulsivités de Clemenceau, impulsivités qui sont d’un incroyable danger. Garde pour toi l’histoire que je vais te raconter, non pas à cause de son importance qui est nulle mais à cause des individus à qui toute indiscrétion pourrait nuire.

Hier, au Comité de Versailles, le général Weygand dit à l’ami Jean Decrais : Faites vos préparatifs, nous partons pour Londres avec le général Foch. Jean Decrais, qui est chef du secrétariat et qui, par sa connaissance des langues et, somme toute, ses vieilles traditions diplomatiques rend les plus grands services et est très apprécié de Weygand, s’apprête donc [2]. On communique la liste des partants à Clemenceau. Celui-ci voit le nom de Decrais et aussitôt donne l’ordre suivant : Non seulement le commandant Decrais ne viendra pas à Londres, mais il doit sur l’heure quitter le Comité de Versailles. Pourquoi, nul ne l’a jamais su, sauf que Clemenceau l’avait oublié. L’ayant trouvé au ministère comme liaison avec Sarrail, il l’avait supprimé et, revoyant son nom, cela lui a donné une attaque. Weygand, qui tient à Decrais à cause des services rendus, car tu sais qu’avec son air hurluberlu il est extrêmement prudent et intelligent, voudrait le garder et il va s’y employer. Sinon, Decrais, qui a un très bel état de services de guerre, se défendra. Clemenceau, du reste, en voyant son nom, l’aurait aussi bien envoyé au bagne. C’est tout le bonhomme.

De plus, je te dirai que ce fameux Comité de Versailles ne marche pas du tout. Il a voulu constituer une réserve générale mais Painlevé (?) ne veut pas en entendre parler et a catégoriquement envoyé coucher Foch et son Comité de guerre. Tu le vois, tout va bien, la concorde règne entre les Alliés et leur directeur unique.

Clemenceau est parti pour Londres, il y a un certain nombre de questions à régler notamment celle de la réserve générale et la question japonaise [3]. Je crains qu’on ne bafouille sérieusement là-dessus.

À toi, mon vieux.

Et

[1] Odessa est occupée par les Austro-Allemands et Pétrograd est évacuée par les Russes.

[2] La quatrième session du Conseil supérieur de Guerre a lieu à Londres. La constitution y est ajournée.

[3] Aux Communes, Balfour préconise une intervention japonaise en Sibérie orientale.

12 mars 1918

Dans le mot de Fallières que je te citais hier d’après Klotz, j’ai omis, je crois, un détail qui en fait peut-être toute l’importance. L’ancien président a dit : Je prendrai Clemenceau et j’y ajouterai Déroulède.

12 mars 1918

 

Mon cher Pierre. Inutile de te parler de tout ce que j’ai entendu ce matin sur les incidents de la nuit [1]. Pour nous, ce fut une soirée assez tragique car, tout autour de nous, les points de chute se sont multipliés et notre pauvre maison, qui ne m’avait jamais paru aussi cabane, tressaillait dans ses bases.

J’ai déjeuné avec plusieurs parlementaires dont Dariac [2] et Marin, lesquels se tutoient. Ils étaient très excités et furieux. Dumesnil aurait demandé à la Chambre un crédit de cent quatre-vingts millions pour l’aviation en vue de la défense de Paris. Il s’était engagé à donner cent dix kilomètres de filet pour la fin de janvier à la défense de Paris. À l’heure actuelle, c’est-à-dire 12 mars, il y en a juste deux kilomètres. L’invention des filets qui part de chez nous, qui est appliquée à Essen et en Italie, s’est heurtée à toute l’inertie de nos bureaux. Mais comme ce beau projet, même en mettant les bouchées doubles, ne pourra être mis à exécution avant bien des jours, les maisons continueront à dégringoler comme des châteaux de cartes et c’est réjouissant. J’ai demandé à ces messieurs si c’est avec ce système que nous comptons gagner la guerre. Ils restent tout de même confiants. Comme l’on parlait de la pénurie d’hommes à la Chambre, et dont ils convenaient du reste, je leur ai demandé : au cas où, tout à l’heure, nous pourrions par notre volonté changer ceux qui sont en place, qui choisiriez-vous ? Avez-vous en vue une personnalité quelconque qui tiendrait le rôle que nous cherchons ? – Je reprendrai Clemenceau d’abord, a dit Marin, mais pour les sous-secrétaires d’État je prendrai un quelconque des mille que nous avons et celui-là ne serait pas plus mauvais. Il a grandement raison, mais son sous-secrétaire d’État ne serait pas meilleur.

À tout bout de champ, j’entendais dire : il nous faudrait une dictature. C’est très juste, mais où est le dictateur ? Il est très joli de dire qu’une dictature serait nécessaire, mais pas de dictature sans dictateur et ce dernier, s’il existait, aurait déjà trouvé sa voie. En fait, Joffre a exercé une véritable dictature pendant deux ans, très complète avec Millerand, un peu atténuée par le fait de Millerand, mais il n’avait pas le tempéramment et, ayant en main tous les pouvoirs à l’avant comme à l’arrière, il n’a pas su s’en servir.

À toi.

Et

 

As-tu su qu’il y a eu deux fausses alertes dans la journée. Je ne te donne pas de détails sur le raid, tu dois en avoir autant que moi.

 

[1] Paris est bombardé par 60 avions Gotha. C’est le raid le plus meurtrier : 104 morts dont 70 dans la panique du métro Bolivar.

[2] Adrien Dariac (1868-1949). Homme politique. Député Alliance républicaine démocratique de l’Orne (1910-1940).

10-11 mars 1918

10-11 mars 1918

 

Rien d’intéressant ces jours-ci, mon vieux Pierre. Je t’envoie ci-joint un exemplaire de tracts qui ont été glissés sous toutes les portes tant à Brest que dans les communes voisines. Le correspondant qui me l’envoie ajoute que les auteurs sont inconnus. Ce sont les mêmes, sans doute, que ceux qui avaient apposé nuitamment des affiches révolutionnaires que la police lacéra. Regarde bien la typographie, elle ne paraît pas française. Elle se rapproche beaucoup de la typographie suisse. De plus, le style qui n’est pas mal a cependant quelques tournures bizarres. De plus, quand le factum dit la graaande presse, l’auteur ne saurait être français, un Français aurait écrit la grrrande presse. N’est-ce pas ton avis ?

Quoi qu’il en soit, tu me le rendras quand tu l’auras assez vu afin que je le place dans nos archives de guerre.

Demaison a dîné hier au soir avec Klotz. Ce dernier a raconté un propos de Fallières assez curieux à noter aujourd’hui. Lorsque les choses ont commencé à tourner mal au moment d’Agadir, Klotz était aux Finances dans le cabinet Caillaux. Le père Fallières lui dit : S’il arrive quelque chose, M. Caillaux ne pourrait pas demeurer à l’Intérieur. Comme il connaît bien les Finances, il vous y remplacerait et vous prendriez le Commerce. J’appellerai Clemenceau comme président du Conseil.

Vois-tu déjà cette idée du père Fallières sur Clemenceau ? N’est-ce pas que c’est curieux ?

Je t’ai parlé déjà de Lachaud, ce bon député radsoc de la Corrèze. Je crois t’avoir dit aussi que c’est un travailleur et très patriote. Il me dit qu’on a les meilleures nouvelles de l’Amérique. Je crois bien que les renseignements qu’il m’a donnés sont en partie dans Le Matin ou Le Petit Parisien. Ils construisent un tonnage énorme et font en série les moteurs « Liberté » pour avions. D’ici à deux mois, ils pourront faire sortir cinq mille avions par mois. Lachaud escompte déjà d’énormes succès au moyen des puissantes escadrilles que l’on pourra ainsi former.

Ce matin, on parlait du mot de Clemenceau, « la guerre m’a rendu sage », et quelqu’un a dit : – le Tigre a rentré ses griffes, il a mis ses pieds dans des pantoufles. Tu sais quelle influence Clemenceau a sur ses collaborateurs qui, sur un mot de lui, s’empressent d’obtempérer. J’en ai eu du reste un curieux exemple au Suez. On demandait une chose importante, quoique mince, au ministère de la Marine. Impossible de l’obtenir. Le directeur [1] m’en parle, c’était la veille du départ de Jonnart. Je lui dis que je ferai la démarche qu’il voudra, mais Jonnart ayant vu personnellement Leygues sans succès, je ne réussirai peut-être pas mieux et j’ajoute : Mais Jonnart a encore le temps. Qu’il aille voir Clemenceau et lui montre l’utilité de notre demande, je suis convaincu que, sur un mot de lui, Leygues cédera et ses directeurs ne pèseront pas une once. On procéda ainsi. Dans les deux jours ce fut fait et les grandes phrases des chefs de service ne comptèrent plus pour rien. Mais il paraît que tout le ministère n’est pas comme cela. Il y a un rétif dans l’équipe, c’est Loucheur qui n’entend faire qu’à sa tête et Clemenceau dit lui-même qu’il n’a aucune influence sur son ministre. Il en joue peut-être.

L’absence du gouvernement à la foire de Lyon a indigné les Lyonnais. Deux ministres devaient assister à l’inauguration et ils se sont abstenus. Tu verras pour quels petits motifs on prive nos entreprises du concours officiel. Voici l’histoire.

Il paraît que le sieur Colliard [2], ministre, ancien cabaretier, créature d’Augagneur, est venu expliquer en conseil que la foire de Lyon attirait les Boches et qu’il ne voulait pas encourager cette manière de faire du maire Herriot. Il fut décidé en conseil qu’aucun ministre n’irait à Lyon.

Dès qu’Herriot eut vent de la chose, il alla demander des explications à Clemenceau qui sembla disposé à revenir sur la décision. Mais Herriot, blessé, déclara qu’il retirait ses invitations. Colliard ne peut pas pardonner à Herriot son succès et veut tout simplement le démolir.

À toi.

Et

[1] Il s’agit d’Edgar Bonnet.

[2] Pierre Colliard (1852-1925). Entrepositaire à Lyon dans le commerce de bière depuis 1877. Homme politique. Député républicain socialiste du Rhône (1898-1919). Ministre du Travail (1917-1919), il tente d’allier une politique sociale du travail avec les exigences de la guerre.

9 mars 1918

9 mars 1918

 

Mon cher Pierre,

 

Tu dois avoir bien autre chose à faire en ce moment qu’à lire mes informes papiers [1]. Je t’envoie tout de même la feuille quotidienne, tu n’auras qu’à la fiche au panier.

Xavier Charmes m’avait offert de me faire rencontrer avec le jeune capitaine Laurent [2], fils de Charles Laurent [3] l’ancien Premier président de la Cour des comptes et président de la Banque des Pays du Nord. Cet officier revient de Russie où il a passé deux ans et avait le désir de causer avec moi. J’ai demandé à Charmes de me laisser amener Gauvain. C’était là que j’étais lorsque tu es venu tantôt m’apporter la lettre du neveu.

Nous avons passé rue Bonaparte deux heures fort intéressantes. Ce jeune officier, qui paraît fort intelligent, nous a parfaitement exposé les choses de là-bas. Il croit que les Alliés, et la France en particulier, ont une certaine responsabilité dans la tournure qu’ont prise les derniers événements. En face de la propagande acharnée des Allemands, nous n’avons rien su opposer. Nous avons laissé tourner casaque aux Lettons, par exemple, admirablement disposés pour l’Entente, et qui sont maintenant de violents bolcheviks. La faute de nos services qui n’ont jamais envoyé que des gens complètement ignorants de la Russie, des choses et de la langue. Tout ce qu’on proposait était régulièrement refusé. À Pétrograd, des braves gens avaient réuni quatre millions qu’ils ont déposés dans une banque en vue de fonder un journal ententophile. Ils ne demandaient en échange qu’une priorité dans les dépêches et des facilités avec l’agence télégraphique de Stockholm, ce qui les aurait mis en avance de trois ou quatre heures sur leurs confrères. On demande ces menues faveurs à l’ambassade. Celle-ci, après tergiversation, refuse car elle ferait du tort au journal français de Pétrograd qui a tiré à mille deux cents exemplaires dont huit cents destinés à la colonie française.

Récemment, en Finlande, nous reconnaissons, avec la hâte que tu sais, le gouvernement blanc. Un mouvement survient, Helsingfors passe au rouge. Notre consul reconnaît aussitôt le gouvernement rouge, d’où fureur des deux côtés et rupture avec les blancs.

Je fais observer à Laurent que tout doit être de plus en plus grave là-bas car, en dînant avec Gillet et Motte, chacun d’eux a sorti une dépêche, l’une d’Odessa et l’autre de Moscou, annonçant le départ avec leurs familles de deux directeurs d’entreprise, gens à ne lâcher pied que devant une situation parfaitement impossible. Laurent me répond que cela ne veut rien dire, que ces personnes ont dû recevoir des instructions. À son avis, il ne faut pas que nous laissions des familles françaises là-bas qui puissent à un moment donné servir d’otages, pas plus qu’il ne faut laisser en Russie de représentants officiels envers lesquels une insulte prendrait de graves proportions. Ils pourraient être non pas seulement l’objet d’insultes mais aussi de persécutions, emprisonnement ou exécutions.

Il nous dépeint assez bien le parti bolchevik qui, nous dit-il, est beaucoup moins fort qu’on ne le croit et dans lequel il y a une grande quantité de monarchistes partisans du pire pour amener le mieux. Il nous cite les noms de plusieurs des plus gros fonctionnaires actuels qui sont de purs monarchistes.

Pour lui, il y a encore à faire en Russie, il faut du moins le tenter par tous les moyens et surtout ne pas se faire d’illusions, aucune des nationalités, sauf peut-être l’Arménie et la Géorgie, ne marcherait avec nous. Même la Pologne, qui avait une armée entièrement faite par nous avec des officiers français dans chaque division et qui a fait passer ses quatre divisions à l’Allemagne en n’ayant devant elle qu’une force infime. La Pologne nous aime beaucoup mais ne veut pas se battre. Il affirme que la légion polonaise de Paris ne se battra jamais. Ce qu’il faut, nous dit-il, c’est enlever tout ce que l’on pourra de notre matériel existant en Russie, c’est supprimer tout envoi, tout commerce avec ce pays. Il y a surtout en Angleterre des gens qui disent qu’il faut rétablir au contraire les échanges avec l’ancien empire afin de contrebalancer l’influence allemande. Ce serait de la folie.

Il faut aussi travailler avec des éléments qui nous sont encore fidèles à empêcher les Allemands de drainer tout ce qu’il y a à l’intérieur. Faire une propagande instante pour montrer aux Russes que, s’ils mangent mal, s’ils sont à la famine, c’est qu’on envoie à l’extérieur leurs grains et leurs denrées. Tout cela est possible, il nous l’affirme. Il ne faut pas envoyer des personnages officiels mais des gens connaissant le russe et capables d’organiser la lutte contre l’exode des richesses russes par la force ou autrement.

Je te dis tout cela grosso modo, mais tu vois à peu près tout ce que nous avons pu dire pendant ce long entretien. Seulement, c’est de la chimère. Où trouverons-nous les gens pour faire la besogne, qui les choisira, les enverra et les paiera ?

À toi.

Et

 

Ce matin, au mariage Cornudet [4], il y avait une intimité terriblement large. J’ai fait quelques pas avec Gyldenstolpe. Il m’a paru très embêté des avions [5].

[1] Nalèche n’évoque pas ici le dîner des Débats relaté par François de Wendel : « Je dînais avec les amis des Débats au Meurice et ne me suis personnellement pas bien rendu compte de l’importance du bombardement qui m’a paru moins intense que l’autre jour. […] Au dîner 18 convives. Cela rappelait les beaux jours du Café anglais. Quelques nouveaux : Ancel, Geoffray, Millevsky [sic]. » François de Wendel, Journal, 9 mars 1918.

[2] Jacques Laurent (1896-1989). Capitaine.

[3] Charles Laurent (1856-1939). Premier président de la Cour des Comptes. Administrateur de la Compagnie universelle du canal de Suez.

[4] La deuxième fille de Joseph Cornudet (1867-1938), Edmée (1896-1959), épouse le 9 mars 1918 en l’église Saint-Pierre-du-Gros-Caillou Henry (1891-1918), marquis de Saint-Chamans, lieutenant au 8e cuirassiers, qui mourra pour la France le 31 mai 1918.

[5] L’aviation allemande bombarde la capitale. 13 morts.

6-7 mars 1918

6-7 mars 1918

 

J’ai vu tant de monde hier, mon cher Pierre, que tout ce que j’ai entendu est en salade dans ma tête et que je crains bien de ne pouvoir extraire de ce capharnaüm quoi que ce soit d’intéressant. Il faudra le hazard de la conversation pour que tout cela me revienne.

Dans la matinée, j’ai causé avec Bérenger, le sénateur qui revient de Londres où il est allé pour s’occuper des questions d’essence, etc. Il a trouvé les Anglais préparant avec énergie leurs projets d’après-guerre, voulant faire le pool pour toutes les substances dont il était venu traiter comme délégué parlementaire. Ils veulent, ajoute Bérenger, être le grand marché mondial dans l’avenir. Notre sénateur prétend qu’il s’est mis en travers et a résisté absolument. Tant mieux, car, jusqu’ici, tous les Guernier et autres envoyés ont toujours tout cédé. Je demande à Bérenger s’il a causé avec quelques-uns de ses collègues au sujet de l’affaire Malvy et s’il a recueilli quelques impressions. J’arrive hier seulement, me dit-il, je n’ai donc pu encore me rendre compte. Mon rapport terminé, je l’ai remis au président qui aurait voulu que je continuasse à m’occuper de l’affaire, mais j’ai refusé estimant que je n’aurais pu que gêner l’instruction. Il me semble que Bouchardon est en train de chercher la piste pour attraper Ladoux et Leymarie. Avec beaucoup de prudence, il les entoure petit à petit. Et ces gens-là ont tout simplement voulu s’approprier les fonds de police mis à leur disposition. Ils n’ont pas voulu que les grosses sommes qui passaient par leurs mains ne leur fussent pas en partie attribuées et ils se les adjugeaient.

D’autre part, Bégouen, rentré depuis quelques jours, travaille le dossier Malvy avec son sénateur Pérès. Il nous dit que c’est absolument écœurant et que les pères conscrits sont scandalisés. Quant à la trahison proprement dite, il ne semble pas qu’il y ait toujours grand-chose mais, ce qu’il y a de certain, c’est que Daudet a brûlé plusieurs de nos meilleurs agents dont on déplore la perte aujourd’hui.

J’ai eu à mon assemblée une petite conversation avec Renaudel auquel j’ai demandé son opinion intime sur le pacifisme en Angleterre. Il a été un peu vague mais n’a pas paru donner tout à fait raison à nos craintes au sujet du Labour Party. Un symptôme inquiétant chez Renaudel, c’est qu’il me dit que les choses ne pourront s’arranger qu’avec la révolution en Allemagne… La révolution en Allemagne… Le virus n’est peut-être pas encore bien développé. Je me réfère au discours de Cohen que L’Humanité avait publié le matin et qui est fort intéressant, mais quelle portée peut-il avoir ? Je ne désirerais pas, reprend Renaudel, que la presse chez nous en fît trop état. Il faut éviter de compromettre ceux qui mènent la campagne. Il faut les observer sans manifester approbation ou désapprobation. Renaudel a tout à fait raison sur ce point.

Le soir, j’ai eu un dîner qui n’a pas manqué d’intérêt à l’Union, invité par Sommier [1]. C’était la cinquième ou sixième invitation que ce brave garçon me faisait. Trouvé là Barante, Desplas [2] le ministre, Dervillé, Marin, Wendel, Cambefort [3].

Avant le dîner, je causais avec François et je lui disais non pas mes raisons de croire mais mes raisons de douter, lorsque Marin est arrivé. « Venez donc un peu lui remonter le moral », a dit François. Aussitôt Marin s’approche et, de suite, me déclare que nous sommes menés par des idiots, etc., etc. De la part de l’optimiste et enthousiaste député cela m’a étonné. J’ai dit : du premier coup il réussit à me remonter. Tu vois que c’était réussi.

Après le dîner, j’ai assez longuement causé avec lui. Il m’a demandé si je voyais souvent Pichon, qu’il avait constaté chez le ministre un affaiblissement graduel et inquiétant. Il l’avait vu la veille complètement désarçonné, se plaignant, sur le ton d’un enfant qui va pleurer, de l’impossibilité où il était de pouvoir travailler avec la masse d’occupations de toute nature qui l’accablait. Il lui montrait sur sa table des papiers, des dépêches, des documents. Il y a là les choses les plus importantes et je ne puis arriver à répondre. Marin fut obligé de le remonter et de lui dire : Mais faites donc travailler vos bureaux, vous avez des directeurs, contentez-vous donc de voir les choses et d’imprimer vos désirs. Marin fut très péniblement impressionné de son entrevue et en augura mal de nos destinées diplomatiques. Avec énergie, il me fit le procès de la politique suivie par le gouvernement au point de vue japonais. Là, le brave Marin nage dans l’illusion. Il est un de ceux qui ont cru que les Japonais avaient offert leur intervention et le blocage de la Russie par l’Oural et la Caspienne. Ce serait un Japonais qui serait venu lui dire cela. Et la France aurait refusé, alors que les Japonais se faisaient fort, en un mois, de débarrasser la Russie. Je lui ai demandé s’il tenait cela de l’ambassadeur, il m’a du reste répondu que non mais qu’évidemment ce propos devait venir de l’ambassade, le quidam l’ayant tenu en sachant ce qu’il faisait et certainement envoyé. Je ne lui ai caché ni mon étonnement ni mon incrédulité.

J’ai assez longuement causé avec Dervillé sur l’état d’esprit des cheminots, sur les régions traversées par le réseau et sur une foule de questions économiques. Il m’a donné un détail fantastique, c’est que nous étions obligés d’envoyer aux Italiens mille cinq cents tonnes de charbon par jour. Ne trouves-tu pas cela formidable ? J’abandonne toutes ces histoires pour t’en raconter une bien plus intéressante.

Je viens de recevoit la visite d’un X, je te dirai qui [4]. Sache seulement qu’il a un poste en Suisse où il est à même de tout voir. Il me raconte la formidable campagne pacifiste organisée par les Allemands et qui se fait avec l’espoir que la révolution éclatant en Suisse ne tarderait pas à gagner la France. Les Allemands dépensent des sommes considérables pour mener cette affaire dont Guilbeaux [5] est le centre. Ils ont pour eux beaucoup d’éléments, d’abord des révolutionnaires italiens, les déserteurs russes au nombre de deux mille environ, la cherté de la vie, un tiers environ des soldats suisses qui sont las de la mobilisation et spécialement les paysans qui ne veulent plus être ainsi appelés constamment.

Tous ces gens-là, à l’instar des Russes, veulent établir un gouvernement, soldats, ouvriers, paysans, et on a découvert des centaines de mille de placards tout prêts cachés dans les caves de l’imprimeur des révolutionnaires.

Le gouvernement s’en inquiète mais il n’a pas les forces voulues pour mater le mouvement. Il croit devoir à son républicanisme de ne pas avoir de police et de gendarmerie ou du moins ces deux organismes très réduits. Une insurrection, par exemple, éclaterait à Genève, il y a juste cent cinquante agents. Les révolutionnaires s’empareraient, par exemple, en une nuit du Conseil d’État, feraient sauter le chemin de fer et voici Genève isolée et livrée à la terreur.

C’est du reste ainsi que les révolutionnaires procéderaient. Ils isoleraient toutes les villes. Dans leur plan, Genève, Berne, Lausanne, Lugano, Bienne, etc., devaient être ainsi conquis. On s’attendait à une tentative en février, ils ont annoncé que la partie était remise au 1er mai. Donc, la révolution est parfaitement possible en Suisse et l’on n’en est pas encore délivrée.

Comme nous parlions de cela, j’ai demandé à mon monsieur si ce jeu n’était pas très dangereux pour les Allemands eux-mêmes. Eux ne le croient pas, me répondit-il, car je connais beaucoup un Danois, M. de Holstein [6], qui a longuement causé avec Erzberger et ce dernier a exposé tous les plans avec la plus parfaite tranquillité sur l’Allemagne. C’est ici que je te prie de me lire avec attention.

  1. Erzberger, quelques jours avant le Comité de Versailles, a fait tenir par M. de Holsteinles propositions suivantes en priant qu’elles fussent placées sous les yeux de M. Clemenceau (cela a été fait).

L’Allemagne proposait – 1° L’évacuation de la Belgique et paiement de la moitié des dommages. 2°Évacuation de la France et cession de quelques communes lorraines où l’on parle français contre la rétrocession des colonies. 3° Évacuation de la Serbie et paiement des frais par moitié.

(Mon homme ne m’a pas parlé de l’Italie.)

Si la France n’acceptait pas ces conditions, c’était l’offensive générale. L’Allemagne sacrifierait un million d’hommes mais elle imposerait la paix.

Quelques jours après sont arrivées les déclarations de Versailles et, depuis, les succès en Russie ont dû modifier le point de vue allemand.

Tout à l’heure, de la préfecture où l’on ne savait pas si l’offensive était réellement commencée, on me dit que les Allemands comptent faire la ruée sur Paris, comme en 1914.

Il me revient en mémoire d’autres détails, mais ma lettre est déjà trop longue. Je souhaite que la hâte avec laquelle je griffonne ne l’ait pas rendue inintelligible.

Ton vieil

Et

[1] « Dîner à l’Union offert par Sommier réunissant Desplat [sic], Touron et Marin qui ont rompu des lances sur la question des dommages de guerre. Touron, très brillant, a assez malmené l’ancien ministre que j’avais souvent vu plus en forme. » François de Wendel, Journal, 6 mars 1918.

[2] Georges Desplas (1856-1922). Homme politique. Député radical de la Seine.

[3] Charles Cambefort (1858-1935). Administrateur du Comptoir national d’escompte.

[4] Non identifié.

[5] Henri Guilbeaux (1884-1938). Journaliste. Socialiste, anarchiste. Collabore sous son nom ou sous le pseudonyme de James Burkley au Gil Blas, à L’Assiette au beurre, au Mouvement anarchiste. En juillet 1915, il se rend à Genève et, grâce à Romain Rolland, il devient un des secrétaires de la section civile de l’Agence internationale des prisonniers de guerre, et participe à ce titre à la conférence de Kienthal (1917). Il participe en Suisse à des congrès pacifistes et des réunions bolcheviques. Les services français le font arrêter pour nuisance à la neutralité suisse, mais la justice suisse le relâche en le priant de quitter le pays. Il se réfugie alors à Moscou en 1918. Le conseil de guerre de Paris le condamnera à mort par contumace le 21 février 1919 pour intelligence avec l’ennemi.

[6] Non identifié.

5 mars 1918

5 mars 1918

 

Pas grand-chose à ajouter à ta bonne visite. Je ne crois cependant pas t’avoir parlé de la visite de Pichon à la commission des Affaires extérieures de la Chambre. Interrogé sur l’intervention japonaise, le ministre a répondu que, loin de se refuser, le Japon ne voulait que trop intervenir de la façon la plus puissante, s’emparer de la Sibérie, etc., à tel point que les États-Unis se montraient très inquiets de cette ardeur et que nous-mêmes ne pourrions voir l’activité japonaise sans une certaine inquiétude car ce serait le péril jaune au lieu du péril slave. Tu sais que Pichon avait dit à moi-même naguère cette chose énorme : « Il faut fortifier l’Italie tant que nous le pourrons car c’est la seule barrière contre le slavisme. » Tout ça n’est pas très sérieux. Le Japon prendra ce qui lui est nécessaire mais il y a loin jusqu’à Irkoutsk.

Quant à la Roumanie, Pichon a déclaré que ce malheureux pays avait été mis en face du dilemme suivant : ou ne pas signer la paix, et le territoire qu’elle occupe actuellement deviendrait la Roumanie avec Jassy comme capitale, ou signer aux conditions suivantes, Dobroudja aux Bulgares, rien en Bessarabie et un accord économique établissant bien le vasselage. Tu as vu aux dernières nouvelles que la pauvre Roumanie signe [1].

Je ne serais pas étonné que la question de Bessarabie ne soit pas terminée et qu’elle soit réservée pour les accords définitifs.

Gavarry [2], que tu as vu, venait me raconter comment il avait été mis à la retraite et les procédés dont il a été l’objet de la part de Berthelot qu’il accuse formellement d’être un menteur et un traître. Si les faits se sont passés comme Gavarry les raconte, il est certain que ce n’est pas très joli. Du reste, Gavarry, pour conclure, me dit : Maintenant, mon cher Nalèche, j’ai un service à vous demander, c’est que, chaque fois que l’occasion se présentera, vous direz : « Gavarry raconte partout que Berthelot est un vilain personnage, félon, traître et menteur. » N’y manquez pas, n’est-ce pas, et j’en prends la responsabilité. Ses rapports avec l’ami Gavarry, il faut en prendre et en laisser, mais ce qu’on peut retenir c’est que toute la politique extérieure a été menée par Berthelot qui a exercé pendant tout le règne de Briand une véritable dictature. Bulgarie, Serbie, Roumanie, tout cela fut son œuvre. Personne, me dit Gavarry, n’a eu l’esprit politique plus faux que Berthelot. Songez que le mercredi qui a précédé la mobilisation, il m’a dit à moi que tout cela n’était qu’un bluff allemand et que la guerre n’aurait pas lieu. (Cela doit être vrai car, si je rapproche ces mots de ma visite au ministère de la Guerre le jeudi matin à 7h, Guillaumat, à qui j’offrais de porter mes renseignements chez le président de la République, m’a dit : J’ai une automobile, je vais les lui faire parvenir, allez plutôt à la présidence du Conseil, on y est optimiste !) Au moment des affaires bulgares, c’est encore à moi, reprend Gavarry, qu’il a déclaré : Jamais les Bulgares ne marcheront. C’est encore lui qui a déclenché la Roumanie. Tout cela, dit par un fonctionnaire irrité, c’est vrai, mais qui a tout de même été mêlé aux affaires pendant toute la guerre, est assez suggestif.

À propos de l’offensive du 16 avril, le jeune G. de P.[3] avait demandé à Micheler les documents écrasants sur Nivelle que possède ce général afin, le cas échéant, de donner un coup de massue sur la campagne que tu connais. Micheler aurait répondu : « On a coupé la chaîne, tout cela est retombé dans le puits. » Il faut oublier tout ou j’ai tout oublié.

Il se pourrait que Clemenceau l’ait bridé.

Ton vieil

Et

[1] Le traité de Brest-Litovsk est signé entre les Empires centraux et la Russie. La Roumanie accepte les conditions qui lui sont imposées et signe les préliminaires de paix à Bufléa. La Dobroudja est abandonnée, la frontière hongroise rectifiée, l’armée roumaine est partiellement démobilisée, et des facilités commerciales exceptionnelles sont accordées aux Empires centraux.

[2] Fernand Gavarry. Diplomate. Ministre plénipotentiaire, il est mis à la retraite le 1er février 1917.

[3] Non identifié.

4 mars 1918

4 mars 1918

 

Mon cher Pierre,

 

Je devrais avoir beaucoup de choses à raconter aujourd’hui car j’ai vu un grand nombre de gens et cependant mon papier sera tout à fait vide.

J’ai commencé ma journée en face du substitut de Bouchardon, le sous-lieutenant Jousselin [1], qui me demandait mon témoignage dans l’affaire de ce journaliste italien Hanau [2] qui a été arrêté comme agent d’Abbas Hilmi. Cet Hanau envoyait chez nous et dans plusieurs autres journaux les dépêches télégraphiques ou téléphoniques que lui adressait un certain Marino [3] avec lequel nous avions un accord. J’avais remercié ces gens-là dès le mois de septembre et l’instruction voulait des renseignements sur leurs façons de procéder. J’ai passé du Palais au Suez où la séance fut attristée par une attaque du pauvre prince d’Arenberg [4]. Cette crise fut assez longue et pénible mais il se remit et put rentrer chez lui.

Au début de la séance, Dervillé [5], qui présidait, car Charles-Roux paraît assez malade d’une pneumonie compliquée d’un peu de diabète, adressa ses souhaits de bienvenue au nouvel et éminent collègue Paul Cambon. Ce dernier répondit sur le ton de la causerie pour dire son plaisir d’entrer dans une compagnie qui avait pratiqué l’accord franco-anglais bien avant l’alliance à un moment où les sentiments réciproques étaient loin d’être cordiaux. Quant à lui, il avait toujours été pour l’entente entre les deux nations, entente aujourd’hui cimentée sur les champs de bataille et qui devait survivre aux conditions présentes, etc. Somme toute, il a fait ressortir sa politique des accords et en faisait un peu l’apologie. J’aurais voulu pouvoir causer un peu avec lui, malheureusement l’occasion ne s’en est pas trouvée et je n’ai pu échanger avec notre ambassadeur que quelques mots de banalité et de cordialité.

Rentré à ma boîte, j’ai trouvé des documents fort intéressants. Ce sont des rapports faits par des ouvriers ayant assisté à tous les meetings de ces derniers mois. Dans une certaine usine où le personnel ne participe pas aux mouvements syndicaux, il y a cependant un certain nombre d’ouvriers qui sont affiliés, suivent les réunions et font à leurs camarades formant une association particulière des rapports sur tout ce qui se passe. C’est fort intéressant à lire que tous ces comptes rendus, et on y voit bien des choses qui devraient donner à réfléchir à tous nos optimistes à tout crin. Je te confierai ces papiers, tu pourras ainsi mieux te rendre compte. Peut-être du reste, es-tu, comme industriel, très renseigné toi-même.

D’après ces rapports, il est certain qu’il est assez difficile de conclure car, très souvent (par exemple chez Samson), on a convoqué deux mille ouvriers et il n’y en a guère plus d’une centaine qui répondent à l’appel. D’autres fois, ce sont les conditions matérielles du travail qui sont discutées, mais, malgré tout, on voit fermenter le levain révolutionnaire et s’accentuer l’idée d’obtenir la paix à tout prix. Enfin, tu jugeras par toi-même.

L’ingénieur en chef du Suez, qui est un homme de haute valeur je crois, m’a raconté qu’il avait, avec son fils blessé et mis au repos, présenté au Creusot un projet de tanks, à très peu de chose près le tank d’aujourd’hui. Jamais Le Creusot n’a voulu prendre la chose en considération, il la considérait comme chimérique. Aujourd’hui on fait des tanks mais j’ai cru comprendre que Quellenec [6] blâme la voie dans laquelle on est entré du tank léger et que le général commandant les tanks a préconisé dès le début, et dont il ne veut pas démordre, tout comme autrefois le colonel Barès et les avions.

Il a trouvé nos articles sur la guerre sous-marine intéressants mais le second l’a un peu déçu. Après avoir lu le premier, il avait espéré que l’étude aurait été plus poussée. Je lui ai expliqué que celui qui avait écrit cette étude était un peu timoré et n’avait pas voulu justement trop entrer dans le vif du sujet.

À toi.

Et

[1] Louis Jousselin (1870-1934). Magistrat. Juge au tribunal de la Seine depuis le 30 octobre 1917.

[2] Hanau. Italien. Journaliste.

[3] Marino. Italien. Journaliste.

[4] Auguste, prince d’Arenberg (1837-1924). Président de la Compagnie universelle du canal de Suez (1896-1913).

[5] Stéphane Dervillé (1848-1925). Président de la Compagnie des chemins de fer du PLM depuis 1911. Président de la compagnie d’assurances l’Union. Administrateur du Suez, puis de la Banque de Paris et des Pays-Bas.

[6] Édouard Quellenec (1856-1927). Ingénieur en chef des Ponts et Chaussées à la Compagnie universelle du canal de Suez. Administrateur de la Compagnie universelle du canal de Suez (1895).