Archives mensuelles : novembre 2017

8 novembre 1917

8 novembre 1917

 

Mon cher Pierre,

 

Je viens de te téléphoner les nouvelles assez sombres qui m’étaient parvenues quelques instants auparavant de Russie et d’Italie. On m’a dit d’autre part que les Allemands comptaient au nombre de leurs prisonniers soixante ou soixante-dix mille terrassiers non combattants et qu’en conséquence le chiffre qu’ils donnaient était très exagéré. À mon sens, je crois que la capture des terrassiers est aussi importante que celle des soldats ; je me demande même si elle n’a pas plus d’intérêt. L’avenir n’apparaît pas reluisant au milieu de tout cela.

Jean Dupuy m’a téléphoné du ministère de la Guerre, le patron n’est pas encore rentré, c’est Doumer qui gère le département. Il travaille d’arrache-pied, paraît-il, les directeurs sont sur les dents. Ils n’étaient pas accoutumés à une pareille activité. Il les fait venir, les secoue, fait marcher les affaires au milieu desquelles le pauvre Painlevé se noie. Tu connais le mot du savant disant de Painlevé qu’ « il arriverait à jeter le désordre dans la mathématique ». Doumer n’avait pas attendu pour prendre possession des services. Painlevé n’était pas parti que déjà il occupait le cabinet et faisait comparaître tout le monde. Du reste, Jean Dupuy, son collègue comme ministre d’État, était émerveillé de la puissance de travail de cet homme-là. Avec lui, malgré tout, il faut toujours craindre que cela ne s’exerce pas dans le bon sens.

La mission espagnole de l’Institut a donné hier un déjeuner en l’honneur de Thierry. Notre ami n’a pas fait très bonne impression. Il a voulu avoir l’air de tout connaître de l’Espagne, aucune question ne lui paraissait étrangère. Il a parlé de la création de je ne sais quelles institutions pour l’amélioration du change, et les économistes de la bande ont été un peu estomaqués de son assurance. T’ai-je raconté, il y a quelques jours, la visite du brave Paris [1] à Thierry ? Paris a une grosse situation à Madrid et en Espagne qu’il habite depuis plus de vingt ans. Il est directeur de l’Institut français et membre correspondant de l’Institut de France. Il se rend chez Thierry pour causer avec le nouvel ambassadeur avant son départ. Il est reçu par un tout jeune homme qui, naturellement, ignore tout de Paris et demande à ce dernier : Vous désirez ?

– Mon Dieu, voir l’ambassadeur et causer avec lui des affaires d’Espagne.

– Si c’est cela, il faudrait que vous lui adressiez une demande d’audience.

– Ce serait bien difficile, car le temps d’écrire et d’avoir la réponse… je pars demain pour Madrid. J’avais l’honneur d’être reçu d’une façon assez habituelle par M. Geoffray et j’aimerais bien voir M. Thierry avant mon départ.

Le petit jeune homme se décide tout de même à aller instruire son patron de la démarche de ce bizarre visiteur si simple et si modeste.

Thierry sort de son cabinet et vient sur la porte du salon :

– Vous voulez me parler de l’Espagne, Monsieur, mais je ne sais rien de l’Espagne, je ne suis encore au courant de rien et je ne suis à même de rien dire.

Il tourne les talons et rentre dans son cabinet après un au revoir assez sec et hautain.

Il s’est fait un ami de Paris, je t’en réponds ! Celui-ci n’a trouvé qu’un mot pour exprimer sa pensée complète : – C’est un mufle.

Il ne savait rien à ce moment-là le bon Thierry, je viens de te montrer que maintenant il sait tout. En ces quelques jours, il a tout appris. Quelle facilité !

Puisque nous sommes sur le chapitre des ambassadeurs, il paraît que l’on a de Beau de plus en plus par-dessus les oreilles. On voudrait le rappeler mais on n’ose pas car de plus en plus aussi il est défendu par Bourgeois et la Loge. On me racontait tantôt que l’on songeait à remédier à cette fâcheuse situation en donnant à notre ambassadeur à Berne un adlégat. – Il a déjà Chaumeix – qui en l’espèce serait un ministre plénipotentiaire ou plutôt un homme qu’on nommerait ministre et qui serait en l’espèce Jean Brunhes [2]. Tu vois d’ici la composition de cette ambassade tout entière fabriquée avec des hommes de lettres. Si c’est avec de pareils ravaudages qu’on pense lutter contre la diplomatie allemande, tu penses à quelles absurdités on va.

Les scandales vont leur train. On donnait aujourd’hui des noms de sénateurs, entre autres Perchot [3], directeur du Radical. Je sais que celui-là, au début de la guerre, a eu toutes les facilités pour continuer son industrie. Pallain [4], qui nous refusait vingt-cinq centimes, lui fit un crédit de trois cent mille francs pour continuer son industrie complètement accrochée.

            Good night.

Et

[1] Pierre Paris (1859-1931). Normalien. Agrégé de lettres. Docteur ès lettres. Directeur de l’Institut français de Madrid. Membre de l’Académie des inscriptions et belles lettres. Correspondant de l’Institut.

[2] Jean Brunhes (1869-1930). Normalien. Agrégé d’histoire. Écrivain. Géographe. Professeur au Collège de France (1912).

[3] Justin Perchot (1867-1946). Industriel des travaux publics. Homme politique. Sénateur radical socialiste des Basses-Alpes (1912-1930). Journaliste. Directeur du Radical, organe du parti radical et radical socialiste.

[4] Georges Pallain (1847-1923) est gouverneur de la Banque de France depuis 1897. Il la redynamise par une politique de succursales et accroît son encaisse-or.

7 novembre 1917

7 novembre 1917

 

Mon cher Pierre. Quelqu’un me demandait aujourd’hui s’il était vrai que Clemenceau aurait eu une conversation un peu vive à la commission de l’Armée avec Charles Humbert qu’il aurait prié de se retirer. Il lui aurait dit : « Nous sommes ici la commission de l’Armée et non pas le conseil de guerre. » Ce n’est pas exact, voici comment les choses se sont passées. Le mot a peut-être été dit, mais sûrement pas à Humbert. Les sénateurs étaient déjà réunis qu’Humbert n’était pas arrivé. La question fut de savoir quelle attitude on aurait. On ne pouvait, pour la plupart, conserver ce collègue gênant à la commission, et Clemenceau promit de lui parler. Humbert entra et voulut prendre place comme d’habitude. Clemenceau lui fit signe qu’il désirait lui parler et l’emmena derrière un paravent placé devant la porte d’entrée. Quelques instants se passèrent et Clemenceau reparut seul, Humbert avait disparu. Il y a déjà quelque temps de cela et je ne sais si je te l’ai raconté [1].

Il commence à nous arriver un certain nombre de détails sur la déroute italienne qui fut inimaginable. Une lettre d’un garçon qui fut autrefois auprès de mon frère [2] est arrivée aujourd’hui pour sa femme. Il raconte que le général Cadorna [3], tout à fait sûr de sa victoire et désirant en garder le mérite pour lui seul, venait de renvoyer les contingents français. Dès le lendemain du départ de nos troupes, l’offensive allemande se déclencha. On abandonna tout à l’ennemi, et l’auteur de la lettre affirme que lui et son capitaine n’eurent que le temps de filer laissant jusqu’à leur musette pour ne pas être faits prisonniers. Ils ont fui avec une telle rapidité qu’au moment où il écrit ils ont déjà passé Trévise. Le plus malheureux est que nous avons perdu nos canons, les Italiens ayant complètement lâché. Ne t’ai-je pas raconté hier qu’une de nos grosses pièces avait été attaquée à la grenade par les Hongrois alors que nos artilleurs croyaient encore avoir devant eux plusieurs lignes italiennes.

Il n’empêche que certains journaux imbéciles continuent à faire des comparaisons grotesques entre ce qui se passe en France et ce qui vient de se passer en Italie. Tu as lu l’autre jour l’article d’Hervé qui adjure Pétain de regarder ce qu’ont fait les Allemands et de reprendre la théorie de la percée avec un coup de bélier initial, cette théorie qui nous a déjà coûté si cher. À la suite de cette percée, la guerre de manœuvre ! Tu sais qu’Hervé est l’homme de Briand et qu’il ne parlerait pas ainsi s’il n’y était pas fortement encouragé. Il nous faudra faire un article là-dessus et mettre les points sur les i, car vraiment cela devient un danger menaçant.

Hier, dans les couloirs du Sénat, Briand pérorait et parlait avec animation du rapport Foch, Gouraud, Brugère, lequel rapport aurait conclu à la victoire si le gouvernement n’avait pas arrêté l’offensive d’avril. Et on l’écoutait, et, comme avec un art extraordinaire il sait mêler le faux et le vrai, je suis convaincu que bien des gens y ont cru. Il a du reste avec lui des gens comme Reinach qui a trouvé le moyen, il y a quelques jours, de glisser dans son article que Pétain avait été le continuateur des Foch, des Nivelle. Où en serions-nous, malheur, s’il avait continué, Nivelle ?

Caillaux, tu as dû le remarquer, avait ce matin une bien mauvaise presse, mais je ne puis m’empêcher de me rappeler le mot de Bérenger qui a pourtant écrit le fameux rapport du Sénat et auquel je demandais si Caillaux n’était pas dans la mélasse jusqu’au cou : Il est si malin, m’a-t-il répondu.

Henri de Clerval [4], que j’ai connu enfant et qui avait assez bien réussi au Canada mais qui a été obligé de lâcher son exploitation pour prendre du service, est venu me trouver pour plaider la cause des Canadiens français à qui l’on a, c’est vrai, beaucoup de choses à reprocher. Ils ont été très violemment attaqués par le Times et d’autres journaux anglais. Comme une partie de notre presse a reproduit ces attaques, les Canadiens qui se battent ici en ont été très mortifiés et ils demandent que l’on ne parle pas d’eux, les raisons de l’attitude prise par leurs compatriotes étant beaucoup plus locales que puisées dans leur hostilité contre nous. Les Anglais ne veulent pas créer d’armée spéciale aux Canadiens français ce qui les froisse car, ne comprenant pas l’anglais, ils subissent tous les commandements dans cette langue, etc., etc.

Un grand industriel de la Creuse, Sallandrouze, dont j’ai dû te parler jadis [5] et qui avait installé un énorme barrage destiné à alimenter une usine, me raconte les procédés en usage au ministère de l’Armement. Ce barrage, construit avant la guerre et qu’il avait abandonné à la suite de la mort de son fils tué à l’ennemi, lui avait été tout à coup demandé d’urgence par le gouvernement qui voulait en toute hâte utiliser toutes les forces hydrauliques de France. Il y aura bientôt deux ans que cette urgence avait été déclarée et rien n’est encore fait.

On est reçu, il paraît, de la façon la plus correcte dans les bureaux du ministère. L’affaire a l’air d’être prise au sérieux, étudiée avec soin, on part convaincu que c’est une affaire de jours. Ah bien ouiche ! on reçoit la visite de gens qui, eux aussi, sont parfaitement au courant et qui vous laissent entendre que rien ne saurait se faire si leur petite intervention ne se produit pas moyennant un bon pot-de-vin. Comme on estime qu’une affaire peut être bonne si elle coûte un million mais serait détestable si elle en coûte deux, le monsieur se retire et ces forces, si nécessaires quelques jours avant, ne paraissent plus d’aucune utilité. Un grand nombre d’Israélites sont employés à ce petit système.

Et veux-tu savoir combien d’ouvriers sont donnés au PLM pour la construction de ses voies nouvelles ? Cent soixante et un en tout et pour tout.

À toi.

Et

[1] Cf. lettre du 31 octobre 1917.

[2] Gilbert de Nalèche (1863-1949). Frère aîné d’Étienne de Nalèche. Officier de cavalerie.

[3] Le général Luigi Cadorna, relevé de son commandement, est remplacé par le général Diaz, avec les généraux Giardino et Badoglio comme sous-chefs d’état-major.

[4] Henri Massieu de Clerval (1876-19). Canadien. Né à Versailles où Nalèche l’a probablement connu. Agent consulaire de France à Calgary (Canada) avant la guerre. Officier interprète. Rédacteur au service télégraphique de l’information diplomatique de la Maison de la Presse depuis le 10 mars 1916.

[5] Cf. lettres des 5 octobre 1916 et 17 février 1917.

5-6 novembre 1917

5-6 novembre 1917

 

Mon vieux Pierre,

 

Rien d’intéressant à noter pour ces deux jours. La plus grande partie de la journée d’hier prise par le voyage à Fontainebleau. Pendant le trajet, bavardage de famille, papotage sans intérêt. La cérémonie comme toutes les cérémonies. Retour, somnolence, et c’est tout.

Cependant, dans la salle du restaurant où j’ai déjeuné avec Saint-James, des officiers américains confortables et, à une table où cinq personnes sont réunies, mon convive me montre un homme auquel, dit-il, il flanquera une paire de gifles un jour, et qu’il appelle Ferdinand Gros [1]. Ancien élève de l’École polytechnique, gras et glabre, a été capitaine mais a inventé je ne sais quoi que l’on expérimente, et il doit être à Fontainebleau pour cela. Gagne une énorme galette. Je regarde le Ferdinand Gros et je vois qu’il déjeune avec Charles Dumont [2], l’ancien ministre, et Mme Dumont. Le couple est venu en auto et repart après avoir dit adieu aux trois autres. Charles Dumont fréquente beaucoup tous les gens d’affaires et un grand nombre d’Israélites.

T’ai-je dit que, pendant mon absence, Jonnart était venu me voir et m’avait prié de venir le trouver si j’arrivais à temps vers 7h. Je m’y suis rendu, et notre conversation n’a rien eu de politique. Il désirait m’entretenir d’une question personnelle.

Bertrand de Mun, ce matin à Montmartre, a dit à Adrien de Montebello et à moi que Barthou aurait réclamé au Conseil des ministres l’arrestation de Caillaux, et avec beaucoup d’énergie ! Ce n’est peut-être pas tout à fait exact sous cette forme, mais je crois qu’il a insisté ferme pour les poursuites et qu’il est soutenu dans cette voie par le président. Pense donc, quelle délivrance pour ces hommes qui vivent dans la terreur depuis si longtemps !

Bertrand de Mun m’avait invité à dîner en famille tout à fait avec Adrien pour demain. Je crois bien que je n’irai pas, bien qu’il eût pu me dire des choses assez intéressantes… peut-être.

L’article de Gauvain ou plutôt ses articles continuent à faire assez grande impression. J’ai reçu à ce propos des quantités de lettres admiratives et complètement approbatives. Il fallait que ces choses-là fussent dites.

Malgré tout, Pernot, avec qui j’ai déjeuné ce matin, craint beaucoup que les généraux que l’on envoie ne se fassent rouler. Aucun ne connaît les gens auxquels ils vont avoir à faire, et Lloyd George, dans son admiration béate pour Sonnino, est refait d’avance. Il n’y a qu’un homme, selon Pernot, capable de tenir tête et de ne pas se laisser prendre, c’est Smuts. Celui-là sait à quoi s’en tenir et on ne le fourrera pas dedans. Si l’on envoyait Castelnau, ce serait peut-être moins mauvais, sa finesse paysanne le mettrait en garde, mais l’y enverra-t-on ?

En attendant, les journaux italiens impriment qu’il est tout naturel que les Alliés viennent à leur secours car c’est leur propre cause qu’ils défendent en Italie. Cela ne te rappelle-t-il pas ce mot amusant d’une femme qui, après avoir abondamment trompé son mari, déclare qu’elle veut divorcer car vivre avec un cocu la dégoûte.

            Good night.

Et

[1] Ferdinand Gros (1883-1964). Polytechnicien. Gérant de société financière.

[2] Charles Dumont (1867-1939). Agrégé de philosophie. Docteur en droit. Avocat. Homme politique. Député radical du Jura (1898-1924). Ministre des Travaux publics et des PTT (mars-juin 1911). Ministre des Finances (mars-décembre 1913).

3 novembre 1917

3 novembre 1917

 

Mon cher Pierre. Tous les directeurs de journaux politiques sont convoqués ce soir par Painlevé rue Saint-Dominique à 10 h du soir. J’ai demandé pourquoi cette heure insolite. Il paraît que le président du Conseil ne peut disposer que de ce moment-là et que l’objet de la convocation n’aurait pas la gravité que pourrait lui faire supposer un pareil choix dans la journée. Nous verrons demain [1].

Nous avons fait ce soir un article assez sévère pour l’Italie. Il n’est que temps d’arrêter ce mouvement de presse qui fait croire au public que les Italiens ont cédé à des forces puissantes retirées de Russie alors qu’ils ont tout bonnement lâché pied et certaines troupes de propos délibéré. Un monsieur de la Creuse établi dans le Midi et négociant en vins me racontait ce matin qu’il était à Turin il y a environ un mois pour y traiter des affaires de vins. Il a vu là des artilleurs français qui lui ont dit avoir reçu des camarades italiens la confidence suivante : « Nous nous sommes bien battus à la dernière attaque parce que vous aviez fait une excellente préparation, mais au mois d’octobre, si la paix n’est pas faite, nous ne nous battrons plus. » Voici un nouveau facteur de victoire ! On dit bien que l’opinion publique s’est ressaisie, mais les soldats continuent-ils ou ne continuent-ils pas à f… le camp ? Tout est là, car, dans le premier cas, ce serait huit cent mille hommes qu’il faudrait leur envoyer. Tu vois comme notre presse est intelligente quand des journaux de grand tirage viennent parler des vingt-cinq divisions allemandes jetées sur l’Italie. Les Russes étaient furieux de cette légende que l’on tend à propager. Du reste, tu sais que beaucoup de feuilles ne sont pas désintéressées dans l’affaire et que nos bons Alliés ont su manœuvrer : numéros spéciaux, tartines, etc. Vois La Renaissance de Lapauze. Ce dernier nous a apporté même à nous une petite affaire, très innocente du reste. Il s’agit de donner un compte rendu d’un livre fait par un sénateur, livre tout philosophique du reste et n’engageant en rien nos doctrines. Mais je te cite cela tout bonnement pour te montrer qu’on remue des fonds.

Bidou (?) m’a téléphoné ce matin du GQG pour me dire combien il serait important de faire ressortir que ce repli allemand était une conséquence de l’affaire de la Malmaison [2] pour empêcher qu’on exploite cela comme la suite d’un énorme retrait de troupes envoyées pour écraser l’Italie. Il a raison, mais je ne trouve pas qu’Henry Bidou (?) ait bien mis à profit l’indication car le repli paraît continuer.

Joseph Reinach avait dit hier qu’il ferait un article dans le sens du nôtre, mais la question est à peine effleurée, il n’a pas osé. Je craignais beaucoup la censure et une ablation totale. Cela n’est pas arrivé, Gauvain était arrivé à convaincre notre ineffable Quai d’Orsay.

Le mariage belgo-italien était à peu près décidé, et la fille [3] du roi des Belges est là-bas élevée dans ce but. Qu’est-ce qu’il va devenir maintenant ce projet si les événements s’accentuent ?

            Good bye, old man.

Et

[1] Cf. lettre du 4 novembre 1917.

[2] Le 2 novembre 1917, les Allemands évacuent le Chemin des Dames, à la suite de la victoire de la Malmaison.

[3] Marie-José du Portugal (1857-1943). Sa fille, Élisabeth (1876-1965), épouse en 1900 Albert Ier (1875-1934), roi des Belges.

1er-2 novembre 1917

1er-2 novembre 1917

 

Hier, mon vieux Pierre, je n’ai pas eu le temps de faire mon pensum. J’avais reçu dans la matinée la visite d’Henry Bordeaux. En lisant son nom sur le petit bulletin, j’ai tout de suite deviné qu’il m’était envoyé par l’autorité [1]. Je l’ai complimenté sur son 4e galon car le voici commandant. Il venait en effet pour m’expliquer la nécessité de faire l’unité de front et de ne pas laisser à leur indépendance les troupes que nous envoyons en Italie. Je lui fais lire l’article d’avant-hier. Il est émerveillé que nous ayons pris cette initiative qu’il était chargé de nous suggérer. Il nous engage à continuer cette campagne et prend deux numéros, évidemment pour les porter à Pétain et lui montrer combien il a réussi dans sa mission. Il nous a déjà fait le coup, le futur académicien. Je pense que cela n’a rien ajouté à sa gloire dans l’esprit des grands chefs parfaitement au courant du processus. En causant, Bordeaux me raconte qu’il a pris part à l’attaque de la Malmaison avec le 4e Zouaves [2]. Je pense que c’était avec sa lorgnette. Puis, revenant au sujet qui l’amenait, il me fait part de ses inquiétudes concernant le désir que pouvaient avoir les Allemands de rapprocher leur front italien de leur front français, partant, d’obliger la Suisse à leur livrer passage. Dans ces conditions, il est donc bien nécessaire de n’avoir qu’un front chez nous de l’Aisne à l’Adriatique.

Il n’est pas au courant de la campagne qui se fait en faveur de l’offensive Nivelle, mais il tombe de son haut quand je lui raconte tout cela et me dit : « Vous vous souvenez du jour où je suis venu vous trouver après avoir visité quatorze divisions et où je vous demandais d’agir de tout votre possible et en hâte si nous désirions conserver une armée. Le général Pétain a tout remis en place et, aujourd’hui, on ne croirait plus que ce sont les mêmes troupes. »

Du reste, Bérenger m’a dit, et c’est dans son rapport, que Pétain avait constaté la présence d’agitateurs civils déguisés en soldats dans plusieurs régiments. Ses lettres se plaignant de ces faits existent et un jour ou l’autre il faudra bien, ajoute le sénateur, que la vérité se fasse jour sur ces missions de révolte.

Je t’ai dit tout à l’heure les nouvelles données par le communiqué allemand, mille cinq cents canons, cent soixante mille prisonniers. Que pourront faire nos gens ? Je t’ai dit également [3] que c’était Duchêne qui partait, mais on songe à mettre un homme de plus d’envergure à cause des troupes mélangées qu’il y aura à commander. On parle pour ce généralissimat de Castelnau, mais tantôt ce n’était pas encore décidé. Ce choix serait excellent mais c’est peut-être une raison pour qu’on l’écarte.

Je t’avais parlé autrefois [4] de propositions d’achat du journal qui m’avaient été faites par l’abominable fripouille qu’est Renauld, ancien directeur du Soleil. Il me disait qu’il était envoyé par un groupe disposant d’énormes capitaux, plusieurs millions. Or, voici qu’un hazard vient de me mettre au courant de la combinaison dudit Renauld. Wilmotte est venu me trouver ce matin et m’a demandé confidentiellement ce que je pensais de Renauld. Il me montre le prospectus d’un journal qu’il va fonder et pour lequel on sollicite sa collaboration à lui, Wilmotte. Mais, avant de s’engager, il voudrait savoir ce qu’est le promoteur. Je parcours ce prospectus et je lis avec stupéfaction que le futur journal s’appellera La Concorde et qu’il aura pour directeurs Renauld et Jules Roche. Le titre est bien choisi par un homme qui demandait simplement à ce que l’on recommençât la Saint-Barthélemy, et notre Jules Roche est bien l’homme qu’il faut pour mener un journal moderne au capital de six millions, ainsi que Renauld l’a dit à Wilmotte. Faut-il tout de même qu’il y ait des gens qui ont trop d’argent ! Et cependant, que ne pourrait-on pas faire avec de pareilles sommes qui sont jetées au puits.

Si par hazard tu voyais des gens ayant séjourné à Biarritz, fais-toi raconter la conduite scandaleuse de quelques dames. Il y en avait trois surtout qui prêtaient à la médisance, Mme Nouailly, une Davillier quelconque et une troisième [5] dont le nom ne me revient pas. Mme Nouailly est très jolie, je l’ai connue à Évian d’où elle a filé avec Max Dearly [6]. Elle n’est plus toute jeune mais a conservé un air de jeunesse extraordinaire. Elle traîne avec elle sa fille dont ses cascades feront peut-être une sainte. Quant à la seconde, elle raconte qu’elle ne peut pas rester plus de trois heures sans… sacrifier aux mystères d’Isis. Elle montre aux amies un manche de parapluie qui, prétend-elle, se prête merveilleusement à l’illusion, et, cette illusion, elle se l’offrait parfois en plein sur la plage. Le nom de la troisième me revient : Mme Letellier. Il paraît que le dévergondage de ces trois jolies personnes est inouï.

J’avais reçu il y a deux ou trois jours la visite d’une jeune Levantine, Melle Kenru (?), fille de je ne sais quel diplomate, qui m’était recommandée par notre ingénieur des Phares. Elle a pondu un volume sur Constantinople dans lequel elle a mis les choses les plus hardies sur la société de Péra. Je crois que celle-là aussi est terriblement dessalée. Elle a beaucoup voyagé en Algérie, au Maroc et voudrait aller en Tunisie. Elle me raconte sur les M.zab farouchement intraitables quelques anecdotes savoureuses.

Lutaud, dans une tournée chez eux, est subitement pris d’un désir de s’écarter de sa troupe. Entrer dans une maison M.zab, il n’y faut pas songer. Au milieu d’un village, la position serait indécente pour un gouverneur général. Il choisit un endroit solitaire derrière une maison. Sa petite fonction terminée, il rejoint son monde. Le soir-même, la maison était rasée.

            Good bye.

Et

[1] Henry Bordeaux, dans son Histoire d’une vie, T. VI, L’Année ténébreuse, p. 233, à la date du mercredi 31 octobre [1917], mentionne seulement : « Mission à Paris. Le bruit court d’une machination Nivelle-Joffre. La victoire actuelle de la Malmaison ne serait que la suite de l’offensive du 16 avril, laquelle aurait créé la guerre de mouvement si on ne l’avait arrêtée. Joffre deviendrait généralissime de la coalition. Je ne crois guère à ces racontars. Joffre s’est retiré et Nivelle est trop noble de caractère pour une telle intrigue. »

[2] Henry Bordeaux participe en effet aux journées des 22 et 23 octobre 1917 avec le 4e zouaves et reçoit une citation le 29 octobre 1917.

[3] Cf. lettre du 31 octobre 1917.

[4] Cf. lettre du 16 février 1917.

[5] Mme Letellier.

[6] Max Dearly (1874-1943). Chanteur et comédien. Il débute au Concert parisien aux côtés de Mayol et de Dranem.

31 octobre 1917

31 octobre 1917

 

Je t’ai quitté hier au soir au moment où j’étais appelé chez Jean Dupuy. C’est au premier étage de la Justice, place Vendôme, que se trouve son cabinet. Lorsque j’arrivai, il était en conférence avec le garde des Sceaux que j’ai croisé en entrant. J’attendais dans le bureau de Legrand [1], son chef de cabinet. Celui-ci me dit que les affaires italiennes sont peut-être un peu moins mauvaises. Les dernières dépêches paraissent indiquer qu’on commence à se ressaisir.

Dupuy m’a demandé pour me parler des perquisitions à L’Action française et de la réunion que j’ai convoquée pour aujourd’hui. Il me dit confidentiellement que la décision a été prise sans que l’on ait consulté le cabinet. Il l’a appris lui-même par les journaux et, secondé par plusieurs de ses collègues, il en a fait une question au Conseil, représentant qu’une affaire aussi grave que celle d’une information pour complot était une question de gouvernement au premier chef. Vous vous êtes mis dans une situation impossible. Il faut que dans le plus bref délai vous trouviez une solution. Ou il y a quelque chose et vous devez le dire, ou il n’y a rien, alors il faut que, lundi au plus tard, on avoue qu’on s’est trompé. Toujours confidentiellement, il me dit ce qu’on a trouvé dans les montagnes de papiers saisies. D’abord, un plan complet du coup de force pour le changement de régime pour l’année 1913 ou 14, des calembredaines. Mais ce qu’il y eut de plus intéressant et que l’on découvrit chez Plateau [2], ce sont des listes d’officiers avec des fiches indiquant les opinions de chacun, les désirs, les ambitions à satisfaire, les adhérents complets ou douteux. Chacun a sa fiche, et cet état a été dressé vraisemblablement au printemps de cette année pour les officiers qui étaient venus au moment des troubles. On a trouvé quelques revolvers, quelques matraques, des stupidités quoi. En tout cas, Dupuy s’indigne qu’on ait gardé Daudet à vue ainsi que Maurras, qu’on ait pris les dossiers servant à l’enquête en cours et saisi les courriers du journal. Comme L’Action française avait fait hier après-midi une démarche auprès de moi, il m’autorise à annoncer à Daudet que ses dossiers lui seront remis le lendemain, c’est-à-dire aujourd’hui, et les courriers rendus à son journal. Ce dont je me suis acquitté dans la soirée.

Nous parlons de l’Italie et de l’envoi de troupes. Foch est bien réellement parti, et Dupuy s’émerveille de l’activité de cet homme qui, au cours d’un comité qui s’est terminé à minuit 1/2, a pris l’engagement d’être en route dès le lendemain. On se demande avec une certaine anxiété si les Italiens voudront se battre. En ce cas, il y aurait encore des ressources. Mais s’ils ne veulent pas, ce ne sont pas nos troupes qui pourraient rétablir la situation. Il se demande si les événements du front italien ne seraient pas de nature à hâter la conclusion de la paix. Je lui dis ma pensée.

As-tu vu l’article de ce soir, c’est Bidou qui est venu me parler de la situation dont s’inquiète très vivement l’homme qui a les responsabilités. Il ne voudrait pas que l’on envoie là-bas un homme désireux de se couvrir de gloire qui exposerait nos pauvres troupes. On avait pensé envoyer Mangin ou Nivelle. Je te parlais hier de ce dernier, mais ces choix ont paru effrayants à l’autorité militaire, finalement ni l’un ni l’autre, je crois, ne recevront le commandement. Pour le gouvernement, c’était toujours le système des compensations, ce qui est bien la plus ahurissante théorie qui se puisse imaginer. Pétain se dit avec beaucoup de raison que les Allemands peuvent très bien répéter sur notre front le coup qu’ils viennent de faire en Italie, et il désire rester en contact avec ses troupes et les faire revenir s’il est nécessaire.

As-tu lu L’Écho de Paris de ce matin ? Ses articles sont imbéciles, il voit les Allemands envahir l’Italie comme ils ont envahi la Belgique en 1914, sans se rendre compte que nous sommes dans la quatrième année de guerre et que les fronts ont une autre étendue. Ils parlent avec une aisance folle de masses de manœuvres. En fait de manœuvres, sais-tu ce que nous allons faire, tout simplement nous installer sur l’Adige. Ne parle pas de cela. Tu vois que nous sommes loin des guerres de manœuvre.

Aussi avons-nous fait l’article que tu as dû lire ce soir. Il nous a valu une forte attrapade avec la censure qui a fini par nous le laisser. Leur inquiétude, à ces braves gens, était de froisser les susceptibilités de l’Italie. Celle-ci ne craint pas de froisser la nôtre. Lis notre dernière heure, tu y verras que certains journaux italiens font le parallèle entre les revers de Charleroi et leur fuite si lâche devant deux divisions allemandes, car ce ne sont que deux divisions qui ont fait le mouvement.

J’ai vu Brisson ce soir, somme toute il n’a voulu parler que du rabattement dont Bidou nous avait entretenu hier, l’occupation des hauteurs d’où part le Tagliamento, ce qui rend ce fleuve une défense précaire puisque les Allemands peuvent descendre sur les deux rives. J’ai cru qu’il avait eu connaissance des dépêches de Foch et qu’il avait des renseignements nouveaux, mais il n’en était rien. Peut-être demain matin saurons-nous quelque chose. J’ai reçu dans la matinée la visite du commandant Weil, sa personnalité est ? mais ses qualités d’historien sont incontestables. Il est très féru des Italiens et très lié avec le colonel Brancaccio. Il m’avait promis monts et merveilles de l’armée italienne et je lui demande ce qu’il pense des événements. Il me répond qu’il n’est pas inquiet et que Napoléon a dit que, de la Piave à l’Isonzo, l’occupant ne pouvait encore se dire vainqueur. Amen ! Il dit qu’Allemands et Autrichiens peuvent être pris là dans une souricière car il faut pouvoir en sortir, et ce n’est pas commode.

À midi, toute la presse est convoquée chez Klotz [3] qui nous fait un appel pour l’emprunt. Il nous demande un concours sans bornes. On le lui promet. La seule chose intéressante est qu’Humbert a cru devoir se joindre à la délégation. Il tâche d’être naturel et, de temps en temps, sa voix éclate, mais malgré tout on sent qu’il n’est pas à son aise, il va de l’un à l’autre et quête les poignées de main qu’avec la… prudence professionnelle on donne sans enthousiasme. Il doit le sentir car il n’est pas bête. Malgré tout, lui qui battait l’estrade dans ces conférences avec les ministres et leur manifestait sa puissance assez brutale, il a été très réservé et s’est tenu assis un peu loin de la table ministérielle. En sortant, même jeu de poignées de main, mêmes hésitations chez les confrères.

Après cela, j’ai déjeuné avec un officier du 2e Bureau, Van Cassel [4], celui-là très honnête, il nous raconte les histoires de Ladoue, très intelligent, mais qui, pendant les dix ans qu’il a passés au Radical, n’a vécu que pour ses affaires personnelles et a continué. Ladoue a quitté hier son service et se trouve déjà remplacé par un lieutenant-colonel. Que d’histoires pendant ce déjeuner ! Que de choses édifiantes ! Il me dit en quels termes Humbert a empêché la suppression des Petites annonces qui ont coûté si cher en vies humaines et laissé fleurir l’espionnage le plus éhonté. Ces termes, d’une grossièreté sans égale, ont fait instantanément flancher le noble citoyen qu’était le général Roques, ministre de la Guerre.

À 4 h 1/2, je préside une réunion un peu houleuse au Syndicat. Tu verras l’ordre du jour voté que je viens d’envoyer au président du Conseil. Humbert est encore là. Il me répète les mêmes mots qu’il m’a dits le matin : « On veut m’avoir mais on ne m’aura pas. Tout cela, ce sont des histoires de présidents du Conseil que j’ai malmenés. Le Matin a sorti ce matin un papier de Mme Lenoir. Il ne se doute pas que tout cela est déjà chez le juge d’instruction avec la réponse. Non, ils ne m’auront pas, je tiens bon, je tiendrai, mais c’est dur. Il n’y a qu’un écueil, c’est la santé. Il ne faut pas que ma santé me lâche. »

Humbert a froid, il se tient non pas à la table de la délibération mais près du feu. Il ne dit rien au cours de la discussion et, tout à coup, nous nous apercevons qu’il est parti.

Dix minutes après, Pichon est appelé au téléphone. Il revient dans la salle et nous dit : « J’apprends une chose très grave si elle se confirme. Schoeller avoue que les millions étaient fournis par l’Allemagne pour préparer l’après-guerre et la campagne contre l’Angleterre. Déjà il a donné sa démission de tous les textiles, etc. » Instinctivement, plusieurs de nos confrères cherchent Humbert et s’aperçoivent seulement qu’il avait disparu.

À toi.

Et

 

Je te parlais de notre astuce qui nous avait fait découvrir que Painlevé devait être en Italie. C’était une astuce bien grossière car le président du Conseil est à Londres. On dit beaucoup que la raison du voyage est la résistance des Anglais à l’envoi de troupes de l’autre côté des Alpes. Je crois que ce n’est pas la seule raison car les Anglais ont consenti. Lloyd George l’avait fait de suite, mais il a eu de forts tiraillements avec le chef d’état-major général qui regimbait. J’ai su ce matin que toutes les difficultés avaient été aplanies.

C’est Duchêne qui, décidément, va en Italie.

[1] Albert-Louis-Hubert Legrand (1859-19). Diplomate. Ministre plénipotentiaire. Directeur de cabinet de Jean Dupuy (1917).

[2] Marius Plateau (1886-1923). Militant monarchiste. Un des membres de l’Action française et responsable des Camelots du roi. Il sera assassiné le 22 janvier 1923 par Germaine Berton.

[3] Au ministère des Finances, 93, rue de Rivoli, Paris, Ier.

[4] Charles Van Cassel (1876-1919). Industriel. Dirigeant de la maison de champagne Deutz. Capitaine. Officier au 2e bureau.

30 octobre 1917

30 octobre 1917

 

As-tu lu Le Journal de ce matin ? On y publie un rapport de Jacques Dhur qui mène dans L’Éveil la campagne contre Humbert. Ce rapport prouve la solidité des convictions de l’ancien collaborateur du Journal et en même temps sa parfaite complicité dans les débuts [1]. Je ne t’en parle que parce qu’il y est fait allusion à une tentative d’achat du Journal par des industriels, et cela me rappelle une question qui me fut posée sur le personnage à une certaine époque qui coïncide vaguement. Je crois que les industriels en question ont bien fait de ne pas s’embarquer sur ce bateau.

Vauvineux était venu me voir hier au soir pour me parler des notes confidentielles reçues par Salomon de Russie et qui concluaient à l’adoption, vis-à-vis de ce pays, d’une politique d’énergie légitimée par les énormes intérêts de la France. Je t’avais parlé autrefois de ces notes dont l’une est un véritable rapport de Stakhovich, l’ancien gouverneur de Finlande, aujourd’hui ambassadeur à Madrid et grand ami de Salomon. Ce dernier avait communiqué son dossier à Ribot et à Poincaré, mais il ne semble pas que l’on songe à entrer dans les vues exposées. Salomon a demandé à Vauvineux s’il ne pourrait pas essayer, par les milieux financiers ici, d’ouvrir les yeux de notre gouvernement et lui faire comprendre qu’il ne suffit pas de flatter la révolution russe mais qu’il faut aussi lui montrer de la poigne, sinon nous irons aux abîmes et à la perte de nos énormes intérêts. Ici on n’ose plus dire son fait à un Skotelef, aux soviets et à toute la boutique, alors que tout ce monde-là n’obéit qu’à la force. Vauvineux devait donc voir Hottinguer, Rothschild, etc. Je l’ai engagé à faire la démarche, mais je ne crois pas qu’à Paris tout cela serve à grand-chose. C’est par les États-Unis qu’il faut agir et je viens d’en écrire à Vauvineux. Dans ce sens-là, nos financiers peuvent presser notre ministère. L’article de Gauvain a pour but d’appuyer ces démarches et qu’il ne suffit pas, pour résister à l’invasion allemande, de bailler d’aise chaque fois que Kerenski ouvre la bouche.

As-tu suivi la discussion de la Chambre hier sur les concessions minières ? Je la trouve très symptomatique et confirmant pleinement ma théorie sur la poussée du socialisme. Hier, c’est le ministre lui-même qui a proposé des mesures qui sont, à mon avis du moins, le coin enfoncé dans la fissure, et je ne crois pas que ce seront des campagnes comme celles du Temps qui empêcheront le coin de s’enfoncer et la fissure de s’élargir. De plus en plus, la nouvelle formule qui régira la société future est en train de s’établir. Comme je développais cela ce matin, Liesse me dit une chose que je crois très vraie. Pour lui, les artisans de ce socialisme d’état seront peut-être moins ceux d’en bas que ceux d’en haut. Pendant cette guerre il se sera fait de telles fortunes industrielles que ceux qui en auront profité n’auront qu’une idée, réaliser et passer les difficultés à leurs successeurs. Il est bien certain qu’un monsieur qui aura gagné cent quatre-vingt millions avec un capital de vingt millions – et le fait existe – sacrifiera tout ce qu’on lui demandera car il jouera toujours sur le velours, mettra ses bénéfices à l’abri et cédera sur tous les points pour éviter les conflits et ne s’embarrassera pas de la défense des principes.

Ce sont des troupes de la 10e armée qui partent pour l’Italie. Foch serait déjà là-bas depuis trois jours. Il est allé se concerter avec le gouvernement italien et ne tardera pas à rentrer. Je ne sais s’il était accompagné de Duchêne ou si ce dernier partira seulement avec Nivelle. En tout cas, Foch est allé se rendre compte de la meilleure façon de porter secours à nos Alliés, et Nivelle doit suivre son plan. Nous pouvons en tout cas être assurés qu’à dater de ce jour les Italiens nous en voudront mortellement. Si nous ne réussissons pas, nous serons les auteurs de leurs désastres, et si nous réussissons, ils ne nous le pardonneront jamais. La censure nous ayant prévenus que nous ne devions pas parler d’un déplacement de Painlevé, j’ai fait demander quel était le but de ce déplacement. La réponse du cabinet fut mystérieuse mais ce mystère était assez clair. Le ministre est allé là où l’appelait le devoir le plus urgent. Nous en avons déduit avec astuce qu’il devait avoir passé les Alpes.

Tu as su que les trois ou quatre prélats espagnols ententophiles – espèce rare – étaient venus faire une visite en France. On les a promenés sur le front et on leur a montré les ruines de la cathédrale de Reims. Ils ont été indignés, mais ils ont demandé au cardinal s’il pouvait leur affirmer qu’il n’y avait jamais eu ni canons ni mitrailleuses dans l’édifice. Sur l’énergique dénégation de l’archevêque, l’archevêque de Tarragone a déclaré qu’il faudrait obliger l’empereur d’Allemagne à travailler de ses mains à la reconstitution des ruines faites en France. On pourrait charger les Italiens d’aller faire cette opération…

Je suis appelé par téléphone place Vendôme [2] par Jean Dupuy. Je ne sais pourquoi, sans doute Action française [3].

À toi.

Et

[1] Jacques Dhur est chassé du Journal par Charles Humbert parce qu’il avait été lié avec Desouches. Il fonde l’hebdomadaire L’Éveil en février 1916, qui devient quotidien le 25 mai.

[2] La place Vendôme est le siège du ministère de la Justice.

[3] Une perquisition a lieu à Paris, au siège de l’Action française, chez Léon Daudet et Charles Maurras. C’est le complot des panoplies.

29 octobre 1917

29 octobre 1917

 

Les nouvelles italiennes s’aggravent de minute en minute d’une façon effroyablement rapide. Hier au soir, le communiqué allemand parlait de quatre-vingt mille prisonniers. Nous voici à cent mille, sept cents canons et l’armée en pleine déroute, disent-ils.

Les Allemands ont atteint le but qu’ils désiraient, c’est-à-dire arrêter notre offensive. Ils y ont réussi. Nous envoyons nos meilleures troupes sous le commandement, nous dit-on, de Nivelle. Voici nos affaires désorganisées, c’est lamentable. Les Anglais consentiraient, eux aussi, à envoyer un corps mais ils refusent d’étendre leur front.

Tu te feras raconter ce soir par le neveu les étonnantes conversations qu’il a entendues ce matin et les conseils donnés à Painlevé par l’homme de génie qu’est le colonel Marcel Prévost, de l’Académie française. Tous ces gens-là sont de simples grotesques, mais le malheur c’est qu’ils disposent d’influence sur la marche des événements.

J’ai téléphoné avec Pernot, celui-ci trouve les événements et les décisions trop tristes pour s’expliquer. J’ai eu aussi une longue conversation avec Bidou. Il n’est pas rose sur l’avance allemande. Il m’explique que les deux lignes des Italiens, qui sont des cours d’eau, sont bien précaires car les Austro-Allemands occupent les hauteurs. Il espère tout de même que si les Alliés ne sont pas trop en pagaille, ils peuvent encore se défendre au débuché dans la plaine. Mais on entend beaucoup dire que l’armée italienne fuit en désordre [1]. Je ne sais pas jusqu’à quel point nous avons raison de nous précipiter à leur secours. Nous arriverons trop tard et nous compromettons notre position sur notre front.

Quant à l’opération française, Bidou dit que jamais rien n’a été aussi bien mené. Chez les Anglais un côté a bien marché, mais un autre a été lamentable. J’avais bien compris qu’ils avaient dû tomber sur un terrible bec de gaz. Bidou me dit que la raison en a été dans le mauvais temps, canons grippés, mitrailleuses abîmées ne partant pas. Le corps anglais a été démoli.

[pas de signature]

[1] C’est la bataille de Caporetto.