Archives mensuelles : juillet 2017

19 juin 1917

19 juin 1917

 

Mon cher Pierre. J’ai déjeuné aujourd’hui avec le neveu. Je lui ai demandé si à son avis les choses s’arrangeaient réellement. Il m’a confirmé ce que je te disais avant-hier, c’est-à-dire, qu’en apparence évidemment, il paraissait y avoir du mieux, mais la lecture des correspondances est par malheur tout à fait édifiante et là il ne paraît pas y avoir d’amélioration. Il y a un certain nombre de condamnations à mort. Quelques-unes seront exécutées mais ne le sont pas encore, et après ?…

Comme nous étions avec Dupuy-Mazuel qui a, comme tu le sais, une certaine influence, j’ai essayé de lui exposer comment on en arrivait à irriter terriblement les militaires et leurs familles. Je lui ai exposé ce que je savais de la situation des dépôts. Cela germera-t-il ? Je ne le crois pas car Dupuy-Mazuel est très occupé de ses projets avec nous, et peut-être dans le moment présent cela l’occupe-t-il plus que toute autre question. J’y reviendrai du reste. Il faut taper sur le clou le plus que l’on peut.

[Strictement pour toi]

J’ai cru comprendre que le général Sarrail allait venir à Paris incognito. Il me verra à ce moment-là, et cette entrevue ne manquera pas d’intérêt pour moi. Tu sais qu’après avoir été affreusement mal prévenu contre Sarrail, j’en suis arrivé à me dire que lui seul avait vu juste dans toute la question grecque et après un an on fait, après beaucoup de difficultés, de vies humaines et d’argent gaspillé, ce qu’il suppliait que l’on fasse sans qu’il puisse en coûter quoi que ce soit. Si Sarrail n’avait pas la tarentule politique ce serait un homme de premier ordre, malheureusement cette tarentule l’a piqué et sérieusement. Aussi, sa venue à Paris ne doit-elle pas être indifférente à la politique de l’avenir. Je sais déjà par le capitaine J. Decrais combien le chef était agité chaque fois que la situation ministérielle était remise en question. Je ne crois pas beaucoup m’avancer en disant qu’il avait eu à chaque crise l’espoir qu’on s’adresserait à lui et qu’on n’arrivait que difficilement à lui faire entendre raison lorsqu’on lui expliquait que le moment n’était pas venu. Quant à Caillaux, il s’agite dans la coulisse. Il fonde des journaux et travaille dans l’ombre pour la paix, et d’une façon assez miteuse. Il va donner un nouvel essor au Gil Blas qui a sombré durant la guerre et renaîtra avec l’appui de l’ancien ministre des Finances. Attendons-nous donc à voir un de ces matins le Gil Blas recommencer une campagne. Où diable cet animal de Caillaux trouve-t-il tout l’argent pour remettre à flot tant de gazettes périmées ? Si réellement il travaille pour la paix, lui qui n’en est pas à une bravade près et ne craint pas d’affronter l’opinion populaire, il me semble qu’il ferait mieux de marcher ouvertement et d’écrire ses idées là-dessus en pleine lumière. Il aurait, des événements futurs, peut-être le discrédit complet mais peut-être aussi le bénéfice d’avoir prévu. Ne crois-tu pas ?… Après tout, il attend peut-être un moment plus favorable pour se démasquer. J’en reviens toujours à ma formule qui, je crois, est la bonne : Il faut tenir, tenir à tout prix pendant les trois ou quatre mois que nous avons devant nous, mais ne pas hésiter à causer entre alliés des conditions de paix future. Car, ainsi que nous l’a très bien dit Thomassin, un beau jour les Allemands peuvent nous mettre en face de propositions qui ne nous trouveront pas plus préparés à la paix qu’à la guerre et qui nous obligeront à prendre des décisions détestables. Ce matin, cette formule semblait être assez admise et rentrer dans les idées de P. [1] Malheureusement, un mot m’a fait dresser l’oreille, mon homme a dit : paix séparée. J’ai bondi car cette paix séparée est impossible. Tu vois toutes les conséquences d’une politique qui consisterait à négocier en dehors de nos Alliés. Que serait cette paix alors que, fourbus, nous aurions sur notre sol des armées énergiques, bien outillées, qui n’admettraient pas un flanchement individuel. Où irions-nous ? Ce raisonnement, je l’espère, est enfantin et ne peut être pris que comme un reflet mal recueilli des conversations entendues.

Dupuy-Mazuel a dîné il y a trois ou quatre jours dans l’intimité avec le chef d’état-major de Pershing. Il m’a raconté la conversation en s’étonnant qu’on puisse causer avec un Américain pendant 4 heures avec l’impression que durant cette longue entrevue l’Américain n’a rien dit. Cependant, il avait dit quelque chose de considérable à mon avis et que j’ai noté au passage pour te le répéter. Il a déclaré que nous ne nous rendions pas très bien compte de l’état de l’Allemagne et que si cette dernière voulait continuer la lutte, l’Amérique ferait la guerre la plus formidable qui se puisse concevoir, mais que très probablement l’Allemagne ne voudrait pas entreprendre cette lutte de vie ou de mort et qu’elle céderait avant que les Américains soient entrés dans la guerre d’une façon effective. (Il entendait par le mot effective le cas où l’Amérique se serait mise dans la lutte de tout son poids).

Je trouve que ces mots dits dans leur simplicité sont extrêmement importants. Il prouvent la résolution de l’Amérique mais aussi sa modération au cas où, comme l’écrivait notre correspondant de Zurich, les Allemands, effrayés par les conséquences, viendraient à faire des propositions, les États-Unis seraient disposés à les envisager avant de transformer notre pauvre pays en un ring où se discuterait une lutte implacable qui serait notre ruine.

Toutes ces réflexions sont pour toi, mon vieux, elles sont probablement stupides, et peut-être serais-je obligé d’en rougir dans l’avenir si elles étaient connues.

Ton vieil

Et

[1] Non identifié.

18 juin 1917

18 juin 1917

 

Mon cher Pierre,

 

J’ai dû hier t’écrire une lettre d’épileptique et me demande même si les mots que j’alignais avaient un sens. Enfin, tu as dû te débrouiller comme tu as pu. Ma matinée a été absorbée par un grand nombre de visites dont celle du noble comte de Fels qui m’a dit des choses intéressantes à un certain point de vue. Il sera même bon que je te mette au courant lorsque tu auras une minute à me donner. Il a certainement des projets et des projets assez gros. Enfin, nous en reparlerons.

C’est l’Autriche qui le préoccupe le plus pour le quart d’heure et il m’a révélé la haute personnalité qui se cache sous le pseudonyme du Diplomate [1]. Il est maintenant passionné de journalisme mais il apporte à ce nouveau sport la même mégalomanie que dans tout le reste. La façon dont il rend compte d’une visite qu’il a faite à Ribot est impayable. Je lui cède la parole : « Mes articles ont une répercussion dont j’étais loin de me douter. Ribot a manifesté l’intention de causer avec moi. Je n’ai pas cru devoir refuser cette entrevue qu’il sollicitait, d’abord parce qu’il est le ministre des Affaires étrangères et que j’ai pour sa personne de la vénération. J’ai donc consenti à aller le voir… »

Tu penses qu’au moindre signe il s’y précipitait sur la tête, se voyant déjà l’arbitre des discussions dans le concert européen…

Laissons-là ce grand seigneur qui m’a, du reste, fait grands compliments sur les Débats dans lesquels il ne regrette qu’une chose, c’est notre serbophilie. Lui, il fait bon marché des peuples slaves de l’Autriche. S’il se figure qu’en les maintenant dans l’Empire il s’assurera pour la France un appui sérieux. Enfin.

J’ai eu surtout la visite d’un neveu à moi qui est ancien officier d’artillerie, aujourd’hui capitaine mitrailleur dans la coloniale. Il m’a raconté les choses les plus navrantes, je te les dirai en détail plus tard. Il a pris avec son régiment le Chemin des Dames et reste seul capitaine, tous les autres sont tués. Il est réjouissant sur le commandement, et si je comprends ses discours, c’est que les officiers de troupes ont autant de rancœurs que les poilus. Il m’a remis tout un dossier sur la participation de son régiment à l’attaque. Je te le montrerai, il y a des choses effarantes tant dans les fautes que dans les injustices voulues. L’attribution des fourragères semble notamment être bien plutôt un moyen politique qu’une prime donnée à la valeur d’un régiment.

Etant donné la façon dont la guerre est menée, me dit-il, il n’y a aucune raison pour que ça ne dure pas cinq ans encore.

Il me fait la comparaison avec ce qui se passe dans l’armée anglaise où tout est bien différent, où tous les officiers viennent au réglage  à tour de rôle, connaissent les tranchées et savent ce que c’est qu’un assaut. Il y a dans nos états-majors des officiers sur le front depuis trois ans qui n’ont jamais franchi le parapet. Il y a maintenant dans toutes nos troupes une profonde aversion pour l’état-major.

Le neveu de Brinon est arrivé sur ces entrefaites mais je n’ai pas eu le temps de causer longuement avec lui. Ce sera pour demain. Je t’aurais prié de déjeuner avec lui si je n’avais rendez-vous avec les gens du quai Voltaire. De Brinon, néanmoins, m’a dit : Nous serons fusillés un jour, faisant allusion aux sentiments que m’exposait mon autre neveu.

Bien que je n’aie pu avoir de conversation, j’ai tout de même compris que l’optimisme de Paul [2] reposait sur des bases plus que fragiles et que si en surface tout paraît être meilleur, le mal travaille en dessous.

Au revoir, old man, tout cela n’est pas encore très consolant.

Ton vieil

Et

[1] Il s’agit d’Edmond de Fels (1858-1951) lui-même.

[2] Paul Lebaudy.

15 juin 1917

15 juin 1917

 

Je ne devais pas faire de pensum ce soir, mon cher Pierre, néanmoins il y a une chose que je désire noter à ton intention pour le cas où déjà l’observation ne t’en aurait pas été faite. Tu as vu qu’hier Painlevé a pris la parole et a obtenu un certain succès. Néanmoins, ceux qui l’ont entendu, et j’en ai entendu plusieurs de ceux-là, s’accordent à trouver que le ministre de la Guerre serait incapable de devenir président du Conseil. Tout va bien lorsqu’il s’est préparé à la question qu’il va traiter. Il parle bien et avec facilité, mais dès qu’un incident surgit il se trouble, s’émotionne et visiblement perd pied. Il serait donc contre-indiqué comme chef du gouvernement. On a si souvent dit que Painlevé avait le désir de présider un cabinet, on lui a attribué dans le futur cette présidence tant de fois, qu’il est assez bon de noter cette impression actuelle de la Chambre.

Tu connais Wilmotte, ce professeur belge auquel on a donné une chaire au Collège de France et que nous avons très bien accueilli aux Débats à cause de son grand savoir et de son mérite qui est grand. Mais c’est un être assez biscornu qui, aujourd’hui, se mêle de tout et [commence] à se faire prendre en grippe un peu dans tous les milieux par sa manie de tout critiquer. Il est italianophile et considère les Italiens comme faisant des prodiges de valeur guerrière en approuvant tout leur impérialisme. J’ai appris avec un certain étonnement qu’il avait accepté de collaborer au Pays, le nouveau journal que l’on prétend caillautiste. C’est assez curieux pour un Belge qui, cependant, devrait désirer des réparations pour les malheurs de sa patrie. Cela aussi est à noter dès maintenant, Wilmotte disposant malgré tout d’une certaine influence qu’il doit à son activité brouillonne.

Ton vieil

Et

14 juin 1917

14 juin 1917

 

Mon cher Pierre,

 

Visite ce matin d’un garçon qui n’est pas très sérieux mais qui a beaucoup travaillé avec Ribot tant que ce dernier était aux Finances et qui a pondu un ou deux livres faits en entier avec les documents que lui fournissait le ministre. Il était aujourd’hui extrêmement agité. Il est probable que ses propres petites affaires ne recevaient pas satisfaction, malgré tout, il était assez bon à entendre dans ces diatribes dont l’on pouvait tout de même tirer quelque chose. C’est que la situation militaire n’est pas inférieure à la situation financière. Nous nous trouvons avec quarante ou quarante-cinq milliards payables de suite dont naturellement nous n’aurions pas le premier sou si des émeutes ou autres raisons de panique amenaient le public à demander le remboursement des milliards de bons du Trésor. Tout va bien et nous pouvons continuer à demander glorieusement sol et sous-sol ennemi.

Lis notre dernière heure d’aujourd’hui, la gazette de La Croix, et tu verras le parti que peuvent tirer les Allemands des rodomontades de la Chambre. Je fais ce que je peux pour tâcher d’éclairer l’opinion sans que l’on puisse tirer argument de notre prudence et en tirer la faiblesse pour conséquence. Le Temps s’est mis en branle à son tour ce soir, mais il le fait avec une lourdeur trop significative hélas.

On dit beaucoup que Gouraud deviendrait gouverneur de Paris. Dubail se serait montré tout à fait insuffisant au moment des grèves et l’on n’aurait pas réussi à le débarquer en même temps que l’excellent Laurent. Gouraud passerait, dit-on, dans l’opinion du nouveau généralissime pour beaucoup trop général colonial, et les méthodes coloniales seraient considérées comme dangereuses.

Aujourd’hui on a fait, par ordre de la préfecture de police, des essais de sirènes. On paraît s’attendre à quelque incursion des avions boches. Tu as su qu’hier ils ont survolé Château-Thierry et bombardé la ville. Château-Thierry et Épernay ne sont pas à la fête pour le moment ou plutôt elles y sont trop.

J’ai senti quelque inquiétude au sujet des événements grecs. On se demande jusqu’à quel point l’affaire de Jannina [1] ne va pas gêner Venizélos. Il est bien difficile d’atteler à la même charrue les Grecs et les Italiens.

Je dîne ce soir avec plusieurs parlementaires, s’ils disent quelque chose d’intéressant ce sera pour demain.

Ton

Et

[1] Ville d’Épire en Grèce.

13 juin 1917

13 juin 1917

 

Déjeuné ce matin avec Dupuy-Mazuel et Lévis-Mirepoix toujours dans le même but [1]. Le second s’apprête à partir vendredi pour Madrid où il est nommé attaché militaire adjoint. Dupuy-Mazuel me dit que les choses sont en voie d’amélioration dans l’armée. Tu avais su sans doute que la commission de l’Armée de la Chambre s’était occupée hier des mutineries parmi les troupes. La séance dura quatre heures et fut très orageuse. Ces messieurs en sont sortis extrêmement échauffés. Ce n’est pas leur colère qui rendra de la bonne humeur à nos gens.

Voilà Sophie [2] détrônée. Les apparences semblent indiquer que Jonnart a été superbe de fermeté. Il avait du reste le programme le plus précis. A-t-il réellement été aussi net et énergique que cela ? Je suis un peu sceptique. Et voilà la raison de mon doute. Je crois que l’on devait obtenir l’abdication de Constantin non pas pour établir la République, ce qui eût chagriné le roi d’Angleterre, mais pour faire monter sur le trône le plus jeune des princes avec la protection de Venizélos. Or, le roi de Grèce a désigné pour son successeur un gaillard qui ne vaut pas cher. J’ai fait demander des renseignements sur lui à Triantaphyllidès. J’ai été peu surpris de m’apercevoir que la colonie grecque n’était pas dans l’enthousiasme et qu’elle attend avec une certaine méfiance la suite de l’entreprise. Le jeune roi n’est qu’un vilain débauché qui passe son temps dans les mauvais lieux d’Athènes, je dirais même les bouges, et se montre sans vergogne encadré de grues. On redoute l’envoûtement de quelques-unes de ces femmes à la solde des Allemands. Enfin, qui vivra verra, mais je me demande si Jonnart, pressé d’en terminer avec Constantin, n’a pas accepté les conditions de sa victime. Gauvain a fait à ce propos-là une forte réserve dans son article. Jusqu’ici, comme tu l’as vu, il n’est guère question de Venizélos. Tout ce que je te dis là est une pure hypothèse personnelle que les événements démentiront, je l’espère bien. Je n’en ai pas du tout causé avec Gauvain.

Ton histoire de bail m’a tracassé toute la journée. Quelle figure ferons-nous si nos nouveaux alliés s’aperçoivent d’ici à quatre ou cinq mois que personne ne veut continuer et se trouvent en face de quelque gros désordre militaire, je n’ose pas dire d’autre mot mais il te vient sûrement à toi comme à moi. Je n’ose guère penser à ce qui s’en suivrait. C’est là que nous pourrons dire : Finis Galliae [3].

T’ai-je dit dans une de mes lettres hier ou avant-hier que j’avais reçu la visite d’un médecin inspecteur du Midi qui, après m’avoir raconté bien des faits confirmant l’imbécillité du sous-secrétariat de la Santé, en cela égal à bien d’autres services, me disait avoir fait un rapport sur l’utilisation des eaux sulfureuses dans le traitement de la syphilis. On lui a rendu son rapport avec des compliments, mais : « impossible, mille regrets ». Pourquoi ? Parce que les syphilitiques sont beaucoup trop nombreux et qu’il faudrait envoyer à Barèges ou à Luchon près des trois-quarts de l’armée française. Voilà qui est gai et consolant pour les pères de filles à marier.

Ton vieil

Et

[1] Cf. lettre du 5 juin 1917.

[2] Sophie, reine de Grèce. Cf. lettre du 5 juin 1917 concernant l’abdication de Constantin Ier en faveur de son fils Alexandre.

[3] En latin : « les limites de la France ».

12 juin 1917

12 juin 1917

 

Mon cher Pierre,

 

Tu auras lu, je pense, notre article daté de Zurich. Tu me diras si j’ai bien fait de mettre en valeur les dernières lignes. C’est le ton que je voudrais voir prendre à la presse avec les variantes obligatoires selon le public auquel s’adressent les organes différents. Ne te semble-t-il pas que cela ferait naître un état d’esprit meilleur ?

Une réunion a eu lieu hier du comité Bourgeois au Palais-Royal [1]. Elle avait pour but d’entendre Bergson rendre compte de son voyage aux États-Unis [2]. Notre philosophe fut, paraît-il, tout ce qu’il y a de plus intéressant, mais il ne cacha pas combien il avait été peiné de trouver en France le découragement et la lassitude. Il n’a pas caché que si les Américains s’aperçoivent de cette faiblesse de l’état moral, ce sera pour eux une énorme déception. Dans toute l’Amérique on avait une admiration sans bornes pour l’armée française, pour son courage, son admirable ténacité, et cette admiration fut un des plus puissants facteurs de son intervention. Si elle s’aperçoit que nous sommes tombés dans le découragement, elle continuera son œuvre, mais elle n’aura plus le même enthousiasme et nos rapports s’en ressentiront tant dans le présent que dans l’avenir dont on pouvait tirer les plus grands espoirs.

Au cours de cette réunion, on s’est demandé quels seraient les meilleurs moyens pour relever le niveau moral. Certains ont préconisé la distribution de tracts aux soldats. Je crois bien que c’est tout à fait inefficace. On a pensé alors à documenter les officiers assez pour qu’ils puissent répondre aux interrogations de leurs hommes et les éclairer sur les destinées de la France. Je crois que cela serait utile certainement, mais cela ne suffirait pas. La question n’est pas commode à résoudre.

La propagande au front ne serait pas seule utile, il faudrait en faire dans les régions où le mal est très grand. Il faudrait que le commandement donnât l’impression qu’on ne recommencera plus les fautes passées et qu’on n’exposera plus inutilement la vie des soldats auxquels on ne mentira plus.

Il y a vraiment des généraux extraordinaires et on se demande dans quelles sphères ils vivent. Exemple : J’ai reçu la visite du petit Pereire (Alfred) [3]. C’est un serin de première grandeur, mais enfin c’est un reflet.

– Et où êtes-vous en ce moment ?

– Je suis auprès du général Franchet d’Espérey. (Prenant le ton le plus grave). C’est un chef, c’est un grand chef.

– Vous avez fait quelques belles opérations.

– Songez que c’était lui qui était au Chemin des Dames. C’est un grand chef.

– N’est-ce pas lui qui a fait aussi il y a quelque temps l’opération de Saint-Quentin ?

– C’est bien lui et nous avons complètement réussi. Ah oui, c’est un grand chef.

Je te crois qu’ils ont réussi. Deux divisions étripées et cinq mille hommes par terre et Saint-Quentin est toujours boche. C’est à en pleurer. Où vivent-ils ? Que voient-ils ?

À toi, old man.

Et

[1] Le Palais-Royal est le siège du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel.

[2] Henri Bergson (1859-1941) effectue quatre tournées de conférences aux États-Unis pour convaincre les Américains du bien fondé de la cause alliée.

[3] Alfred Pereire (1879-1957). Administrateur de sociétés. Il collabore au Journal des Débats dont il écrit l’histoire.

11 juin 1917

11 juin 1917

 

J’ai profité ce matin de la note Wilson pour faire faire un article qui réponde à nos préoccupations et qui laisse comprendre que ce n’est plus à des buts chimériques qu’il faut tendre mais à une paix définitive, laquelle ne peut s’obtenir cependant que par le consentement de tous avec la patience et le courage. Espérons qu’il fera tache d’huile. Demain, une correspondance de Zurich [1], de cet homme qui déjà tant de fois nous a donné les vues précises [2], accentuera encore cette attitude. Je te recommande les dix dernières lignes de la lettre, si toutefois la censure ne les fait pas sauter, elle est tellement imbécile. Moins tyrannique qu’au temps de Briand, elle est aujourd’hui beaucoup plus bête. Elle m’a joué un tour aujourd’hui. Je prends la peine de demander ce matin à ces messieurs l’autorisation de parler du voyage de Jonnart. On me répond que non, que je dois rester à peu près dans la tonalité des journaux du matin, en tout cas pas de Gauvain. À 2 h, ton cousin Corbin [3] donne un coup de téléphone embarrassé pour dire que Le Temps lui avait soumis un article, que du reste ils l’ont corrigé, et que cet article passe. Explication après entre Fouquières [4] et moi. L’article du Temps, me dit-il, n’a aucune signification, et il est très heureux que nous ayons parlé de la note Wilson car il avait appréhendé qu’il n’y eût rien. Tout cela, c’est très joli, mais j’aurais fait les deux articles, lui ai-je répondu, et c’est toujours la même chose, la brimade des Débats et la bride lâchée au Temps qui accepte d’être corrigé suivant vos goûts et la sottise des gens au pouvoir. Nous, nous n’acceptons pas les corrections de la censure et nous laissons les blancs, à chacun ses responsabilités. Du reste, l’article du Temps ne signifie rien, il eût mieux valu attendre des nouvelles que l’on espérait ce soir.

Très longue conversation avec un monsieur Damon [5] qui est resté deux ans en Turquie à l’ambassade des États-Unis et n’a quitté Constantinople que quelques jours avant Elkus. Je lui demande si les déclarations de ce diplomate ont quelque signification. Il a ri et m’a répondu : « absolument pas. » L’ambassadeur ne pouvait rien dire et il a, devant tous les journalistes réunis, prononcé ces quelques paroles. J’ai compris d’après Damon que Elkus s’était lié avec Djavid [6] et qu’il s’était séparé du ministre des Finances de Turquie en excellents termes. Djavid sent qu’après la guerre l’Allemagne ruinée et détestée en Turquie ne lui sera plus d’aucune aide et il a fait des risettes aux États-Unis espérant trouver là le crédit qui lui fera défaut ailleurs. Jusqu’ici la Turquie s’est bien gardée de déclarer la guerre à l’Amérique et il est même probable qu’elle ne la déclarera jamais, la Bulgarie non plus du reste, car la Bulgarie et la Turquie semblent s’accorder dans la perfection.

Damon était au dîner Harvard à côté de Steeg, frère du ministre. Il a été un peu ému de la conversation de ce dernier qui fut, comme tu le sais, un de nos délégués en Turquie. Steeg lui a dit que la France ne voulait plus du tout de la Syrie, que le peuple syrien était un peuple assez méprisable et que la France commettrait la plus grande faute en s’en emparant. Damon qui est persuadé que le Turc est un fléau et qui estime que l’empire doit être partagé, Vieux ou Jeunes-Turcs étant incapables de se gouverner par eux-mêmes, est resté stupéfait de cette opinion de Steeg et m’a demandé si tel était réellement l’état d’esprit actuel de notre gouvernement. Qu’on internationalise Constantinople, m’a-t-il dit, si on le veut, mais la France doit prendre la Syrie et l’Angleterre la Mésopotamie. Je lui ai répondu que M. Steeg n’avait pas qualité pour trancher cette question, que nous avions des traités et que je n’avais pas entendu dire que ceux-ci fussent abolis. L’affaire de Constantinople est différente, c’est une des parties contractantes qui abandonne. Tout se règlera autour du tapis vert.

Tu trouveras dans la Gazette toute la conversation de cet Américain sauf les deux points que je viens de t’exposer. Cette interview ne paraîtra que la semaine prochaine, Damon préférant ne la voir publiée qu’au jour où il quittera son service, probablement samedi ou lundi. Il ne sera pas nommé, par conséquent, ne donne pas son nom, il pourrait peut-être en avoir quelques ennuis.

J’ai eu dans la soirée la visite de Mgr Baudrillart qui m’a parlé de son voyage à Rome. Il m’a confirmé les espérances du Vatican pour la conservation de l’Autriche. Le cardinal Gasparri lui a manifesté sa satisfaction des articles de Lazare Weiller et a exprimé le désir que les Débats continuent leur campagne. Le prince de l’Église connaît et suit, comme tu le sais, la politique française. Voici un trait qui le prouve. Il a dit à Baudrillart : « Depuis que M. Briand est parti, M. Cambon semble avoir pris toute autorité dans les Affaires étrangères, et la politique s’en ressent. »

Baudrillart me dit lui aussi que les Italiens ont horreur de la guerre actuelle, on cache les blessés qui vivent comme des prisonniers, et à Florence, chaque fois qu’un régiment sort avec la musique pour quelque parade, c’est à coups de sifflet qu’il est accueilli. Le mouvement démocratique s’accentue de jour en jour et le prestige royal disparaît de plus en plus. Tu te rappelles que mon ami Bruley des Varannes m’avait dit la même chose. Quant à l’Espagne, voici la lettre que j’ai reçue aujourd’hui même [7] :

« On me dit que vendredi, Alphonse XIII a songé à abdiquer. Je n’ai pas vérifié le bruit, mais je sais de bonne source que le roi prend en ce moment de méticuleuses précautions en vue d’un départ plus ou moins volontaire. Rappelez-vous ce que je vous ai précédemment écrit. Des détails nouveaux m’ont appris que ce qui l’avait le plus alarmé dans la révolution russe c’était l’attitude des gens du palais… Ce n’est pourtant qu’un épisode, mais non sans valeur pour un monarque, il est vrai.

« L’affaire militaire l’a troublé à l’extrême. Elle a révélé qu’il existait un mécontentement à peu près unanime dans l’armée et que les tendances républicaines n’étaient pas absentes dans une institution où le roi se plaisait à voir l’unique forme du loyalisme espagnol. Il y a même dans le manifeste des officiers un petit paragraphe qui vise la maison militaire du roi et qui est plutôt désobligeant. Bref le monarque est profondément affecté, et si je vous répète les bruits qui courent la ville, avec plus ou moins de crédit, c’est que la chose n’est plus comme au temps où je vous l’ai signalée, relativement secrète. »

« Je maintiens que la révolution dans la rue est impossible hors le cas d’une entrée en guerre. Mais le roi ferait un coup de tête que je n’en serais pas surpris. »

À toi.

Et

[1] Cf. lettre du 1er janvier 1917.

[2] Cf. lettres des 12 mai 1916, 4 juin 1916,1er janvier 1917.

[3] Non identifié.

[4] Pierre de Fouquières (1868-1960). Diplomate. Il fait toute sa carrière au service du protocole. Pendant la guerre, il représente le Quai d’Orsay à la censure.

[5] Theron Damon. Américain. Correspondant de l’Associated Press à Constantinople de 1915 à 1917.

[6] Djavid bey. Ministre du gouvernement Jeune-Turc dont Enver pacha est ministre de la Guerre et Talat bey, ministre de l’Intérieur.

[7] « M. de Nalèche, directeur des Débats, a reçu d’Espagne une lettre lui disant que le roi a voulu abdiquer au milieu de la semaine dernière ; il se croyait très populaire parmi les officiers et il a été consterné de voir qu’une partie d’entre eux se prononçait contre lui, il demeure très frappé de l’abandon du tsar par les gens de sa maison et se demande s’il ne sera pas trahi de même. […] Puisse ce roi courageux ne pas faiblir devant l’émeute et la trahison ! Mais aujourd’hui, quel roi sait se défendre ? », Alfred Baudrillart, Les carnets du cardinal, 1914-1918, p. 578, 11 juin 1917.

10 juin 1917

10 juin 1917

 

J’ai oublié de te dire hier, mon cher Pierre, que j’avais vu dans la matinée Alter ego. Il était venu me parler de sa propre situation qui est menacée comme tu le sais. Il a des difficultés à cause du rapport Jeanneney [1] dans lequel il est nommé directement ainsi que Colrat [2]. Mais ce dernier s’est fait donner je ne sais quelle situation au GQG. Alter ego avait été rattaché au président du Conseil. Je n’ai pas très bien compris dans quel imbroglio il se trouve, mais je l’ai fait un peu parler. Je lui ai demandé si réellement il croyait, ainsi que me l’avaient affirmé certains parlementaires, que le grand succès de Briand au Comité secret le désignerait comme futur président du Conseil et que ce serait lui qui signerait la paix. Ce ne fut pas du tout son avis. Ribot restera très probablement et par la force des choses, car il connaît la situation mieux que personne, et on sait à quel point elle est inquiétante, et il ne cherchera qu’une chose ce sera à liquider toute cette affaire-là. J’ai trouvé le propos assez intéressant pour qu’il te soit signalé. Quant à moi, je me sens un peu perdre pied. J’ai la perception très nette que nous devons bluffer trois ou quatre mois encore et paraître tenir le coup, mais aussi profiter de ces trois mois pour s’entendre avec nos Alliés et nous mettre d’accord sur les conditions dans lesquelles on arrêtera cette abominable tragédie. Seulement, encore faut-il que pendant ces trois mois nos hommes continuent leur besogne avec la même vigueur et comment leur faire comprendre que ce suprême effort est le dernier et qu’on est résolu après cela à les rendre à leurs foyers. Si de pareilles décisions venaient à être connues, ce serait le désastre, et s’ils ne les soupçonnent pas nous pouvons arriver au désastre aussi mais d’une autre nature.

Comment leur remonter le moral ? Tu as vu que ce matin, dans la presse, il y a des notes qui sentent le mot d’ordre. Article de La Victoire, filet du Matin, du Petit Parisien. Lis donc le Compère-Morel dans L’Humanité, il est terriblement indicatif.

Il semble du reste que le gouvernement fasse tout ce qu’il faut pour dégoûter et décourager tout le monde. Un homme évacué sur son dépôt me disait tout à l’heure qu’il y avait trouvé sur soixante hommes trente-deux cultivateurs versés dans l’auxiliaire, l’un ne voit pas clair, l’autre est bancroche [3], un troisième et un quatrième ont des appareils aux jambes, etc., etc., et on les tient là au lieu de les renvoyer dans leurs champs. Dans les 9/10e des dépôts, c’est la même chose.

Je suis allé hier au soir au dîner d’Harvard. J’étais entre Larnaude (doyen de la faculté de droit) [4] et l’attaché militaire Boyd [5]. J’ai causé avec beaucoup de monde. Il ne m’a pas semblé que l’on connût la situation. Je me suis du reste bien gardé d’y faire allusion. J’aurais pu causer plus utilement avec Delanney qui était là. Malheureusement j’étais séparé de lui par une personne, et les discours n’ont pas permis de conversation après le dîner.

Enfin, on verra. Des gens sages comme Gauvain espèrent que ce sera une crise passagère que l’on pourra surmonter si le commandement ne répète pas toutes les gaffes qu’il ne cesse ou n’a cessé de faire à tous les points de vue, aussi bien petites offensives que promesses faites et non tenues.

Que dis-tu de la grande relève à laquelle on pense. Je crois que l’effet en sera désastreux. Ils commenceront par se dire c’est la paix qui arrive, en tout cas ça l’est pour nous, et jamais ils ne consentiront à repartir. Ne le crois-tu pas ?

Au revoir, mon vieux, je t’assure que je ne suis pas gai.

Et

[1] Il s’agit du rapport interne de la commission de contrôle des effectifs présidée par Jules Jeanneney, sénateur de la Haute-Saône, vers avril 1917. Henry Paté et Jules Jeanneney sont désignés pendant la 5e séance de cette commission, le 25 mars 1917, pour visiter la Maison de la Presse. Après leur inspection, ils rédigent un rapport.

[2] Jules Jeanneney cite en effet Maurice Colrat et André Chaumeix dans son rapport n° 314, annexé au procès-verbal de la séance du Sénat du 3 août 1917, avec leurs seules inititiales, p. 125 : « Bureau d’information militaire. Officiers.

Leur grade, leur âge, leur aptitude physique désignent très nettement pour leur service dans une unité combattante : […].

C… (Cl. 1891). – Sous-lieutenant d’infanterie.

Était à la mobilisation caporal fourrier au 131e d’infanterie territoriale. Affecté par dépêche ministérielle au Bureau de la presse M.G. (novembre 1914). Passe le 1er août 1915 au Bureau d’information. Nommé sous-lieutenant au 31e d’infanterie territoriale le 26 octobre 1915. Maintenu au BIP. Rédacteur en chef du Bulletin des armées (1er mars 1916). Séjour au front : Néant. Nullement irremplaçable dans son emploi.

C… (Cl. 1893). – Attaché d’intendance.

Était à la mobilisation sous officier de COA. Affecté le 28 août 1914 au Bureau de la presse. Nommé attaché d’intendance le 2 février 1915. Affecté au Bureau d’information militaire depuis le 1er août 1915. Séjour au front : Néant. »

Ce rapport reprend la motion n° 30 du 3 juin 1917 de la Commission de contrôle des effectifs annexée au procès-verbal du 4 juin 1917 où ils sont cités nominativement : « Dès le 11 avril, la Commission de contrôle des effectifs avait (motion n° 3) signalé comme devant être envoyés sans délai aux armées 4 officiers du Bureau d’information militaire (Maison de la Presse-ministère de la Guerre). C’est seulement le 16 mai que cette motion a reçu une réponse ; encore celle-ci ne concerne-t-elle qu’un seul des officiers signalés, lieutenant-colonel Carence […]. Il n’a jusqu’ici été donné connaissance d’aucune décision concernant les autres officiers. Pourtant la motion avait notamment spécifié : […] – que le sous-lieutenant d’infanterie Colrat, qui, à la mobilisation, était caporal fourrier, n’a servi qu’au cabinet du ministre, à la Maison de la Presse et au Bulletin des armées où il a été nommé officier dans une arme combattante, que cependant il est apte. – que l’attaché d’intendance Chaumeix a encore gagné ses galons d’officier au Bureau de la presse sans jamais quitter Paris ; que cependant il a été déclaré inapte. » C’est à cela que Nalèche fait allusion.

[3] Bancroche est une vieille expression familière signifiant bancal.

[4] Fernand Larnaude (1853-19). Professeur de droit public général à la faculté de droit de Paris.

[5] Boyd. Attaché militaire.

9 juin 1917

9 juin 1917 [1]

 

Mon cher Pierre,

 

Ce mot pour te dire que, depuis ce matin, j’ai eu un défilé de gens appartenant aux mondes les plus divers, bourgeois riches, bourgeois pauvres, ouvriers, soldats. Tous sont inquiets, tous demandent ce qu’il y a si nous allons à la révolution. Chacun dans sa sphère entend les mêmes propos. Tous ceux qui voient les soldats du front disent que le moral est épouvantable. Un territorial qui est à Angers me dit que chaque passage de troupes se signale par des bris de réverbères, des cris de vive la révolution, vive la paix, chants d’internationale, etc. Je crains que cela ne marche très vite !

Ton affectionné

Et

[1] Nalèche n’évoque pas le dîner des Débats : « Dîner des amis des Débats. Bompard a été intéressant. […] Nalèche a annoncé le départ de Jonnart comme haut-commissaire des Alliés pour le Pirée. On va envahir la Thessalie pour s’emparer des récoltes, puis déposer Constantin en faveur de son fils. » François de Wendel, Journal, 8 juin 1917.