Archives mensuelles : décembre 2016

21 décembre 1916

21 décembre 1916

 

Je t’ai beaucoup regretté aujourd’hui, mon cher Pierre, car ce déjeuner que j’avais cru devoir être tout à fait inintéressant pour toi l’a été extrêmement et ne t’aurait certainement pas ennuyé. En plus de deux invités, il y avait un de mes amis, commandant d’artillerie en mission à Paris encore pour quelques jours et que je ne te désignerai pas autrement que par F. de F. [1]

Il nous est arrivé dans un état de colère féroce : Il y a deux France, disait-il, celle du front et celle de l’arrière. Je vous raconterai mon histoire et vous verrez ce que sont tous ces ministères avec des cloisons étanches et qui, bien plus qu’en temps de paix, s’attardent aux chinoiseries les plus extraordinaires.

Je demande en ce moment des choses depuis plus d’un an et cela ne sera jamais prêt qu’une fois la guerre finie.

Je dois te dire que F. est le premier qui, ayant pris à Saint-Blaise [2] des voitures téléphoniques allemandes, ait commencé à utiliser le téléphone d’une façon pratique pour l’artillerie. Il avait débuté avec le général Dumézil [3] qui est, comme tu le sais, aujourd’hui le grand manitou du Service technique (depuis le départ de Bacqué) [4].

Lorsqu’on cherchait à avoir de l’artillerie lourde, Dumézil a répondu en faisant un petit calcul étonnant. Il a évalué ce que les 75 lançaient de tonnes d’acier en tant de temps et il l’a comparé à ce que pouvaient lancer les gros canons dans le même laps de temps. Victorieusement, il a conclu en disant : Vous voyez bien que le 75 écrasera complètement l’artillerie allemande. Il avait simplement oublié la distance.

Je ne veux pas entrer dans tous les détails de ce que m’a raconté mon ami F. qui est un homme très intelligent sous des dehors de raseur, mais je vais t’en donner un :

Le général Nollet [5] qui habite l’immeuble de la section technique a demandé d’urgence la présence de F. à Paris pour mettre sur pied une chose décidée par le GQG. Il a fallu que cette demande du général passe à la section technique. Partie d’un étage supérieur le 30 octobre, la demande est arrivée à l’étage en dessous le 14 novembre, au GQG le 1er décembre et au corps le 6 décembre.

À cause d’une attaque allemande à laquelle il a fallu faire face, F. n’a pu arriver à Paris qu’il y a huit jours et alors, depuis ce temps-là, il se heurte aux minuties les plus extravagantes. Les demandes officielles arrivant cinq ou six jours après les choses déjà faites, l’obligation de recommencer de longues explications parce que celles-ci ne sont pas écrites sur du papier portant Minute comme en-tête, des instructions exécutées tout de travers parce que les indications ne sont pas parvenues par le ministère, mais qu’elles avaient été données à la section technique. Toi qui as vu tout cela de près, tu aurais sans doute revécu bien des moments de ta carrière.

Je ne t’ai pas parlé hier du Comité secret. Dans la séance d’hier, Thomas a répondu à Humbert qui avait sorti de telles listes de chiffres que personne n’y comprenait plus rien. Le plus curieux de la journée, c’est que tout le succès en a été pour Clémentel qui fait partie du cabinet cependant.

Le plus gros de ce qui s’est passé jusqu’ici a eu lieu avant-hier. Humbert, s’appuyant sur un rapport de police, est venu à la tribune accuser le colonel Gage [6], directeur de Bourges, de favoriser la grève perlée.

L’amiral Lacaze a immédiatement déclaré que, comme officier, général et ministre intérimaire, il ne pouvait laisser ainsi accuser un officier supérieur sur un rapport dont la fausseté était évidente. Il fut très applaudi. Mais ce qui le fut moins, ce fut le discours d’Albert Thomas qui éprouva le besoin de défendre les ouvriers qui gaspillent 2 h 1/2 de la journée soit pour le déjeuner, soit pour le goûter de 4 h, soit pour les arrivées ou les sorties. Henry Bérenger appuya Thomas et fut fraîchement accueilli.

On me dit qu’à La Rochelle, des sous-marins allemands ont pipé des chalutiers, les ont fait assister à une ou deux opérations et, les remettant au rivage, leur ont dit : Allez raconter cela chez vous.

À toi.

Et

[1] F. (de), F., commandant d’artillerie.

[2] Un combat a lieu à Saint-Blaise-la-Roche le 14 août 1914, et le 1er bataillon de chasseurs prend le premier drapeau ennemi de la guerre.

[3] Jean Dumézil (1857-1929). Général. Adjoint au sous-secrétaire d’État de l’Artillerie et des Munitions (1915). Inspecteur général des Établissements et services spéciaux au ministère de l’Armement et des fabrications.

[4] Non identifié.

[5] Charles Nollet (1865-1941). Militaire. Général. Il est inspecteur des munitions d’infanterie et d’artillerie de la zone des armées depuis le 25 octobre 1916.

[6] Jacques Léon Gage (1858-1935). Colonel. Affecté à la construction et à la réparation du matériel d’artillerie à la fonderie de Bourges

20 décembre 1916

20 décembre 1916

 

Journée assez creuse comme intérêt pour mon griffonnage habituel. Je t’envoie cependant ces quelques lignes pour que tu ne croies pas à la disparition d’une lettre.

Un de mes amis de Marseille m’écrit pour me faire part de la mort de son beau-frère tué à Athènes par les Grecs. Plus des deux tiers des troupes débarquées ont été ainsi assassinées. On s’est bien gardé de le dire.

Tu as lu le discours de Briand hier en réponse au discours de Bérenger qui fut, paraît-il, extrêmement faible. Il aurait été de mèche que cela n’aurait pas mieux réussi. En tout cas, les paroles de Briand sont de nature à faire de l’effet sur le public, mais pour ceux qui sont au courant il n’y a rien et comme il eût été facile de le réfuter ! Peut-être le Comité secret sera-t-il plus dur.

Briand se plaint de venir quarante fois devant la Chambre et il a raison, mais s’il y est ainsi constamment rappelé, c’est qu’il n’a rien fait et qu’il se met dans l’obligation de se justifier, ce à quoi il réussit du reste supérieurement. Il vaudrait mieux que tout son talent, toutes ses énergies fussent pour faire adopter ses plans (s’il en avait).

J’ai eu une longue conversation avec le juge d’instruction Richard [1] qui est un garçon très cultivé, très lettré, et un fervent des Débats. Il voudrait beaucoup que nous nous attelions, pour l’après-guerre, à la création d’un organisme comme la Reichsbank qui donnerait au pays, à l’initiative individuelle dans le commerce, l’industrie et même dans des établissements coloniaux ou extérieurs, une impulsion, un appui et parfois du crédit.

Leroy-Beaulieu est mort[2], a-t-il dit, il était l’apôtre des idées anti-étatistes, ne faudrait-il pas un peu faire taire vos doctrines et marcher dans cette voie-là ? L’Allemagne doit un tel essor à la Reichsbank. Je te dirais que Richard s’occupe des sociétés et voit tout le mal que causent à ce pays les Rochette ou autres faiseurs auxquels, croit-il, on donne libre carrière faute d’un puissant organisme qui aurait des services d’études comprenant des chimistes, des savants, des ingénieurs. Il me dit aussi qu’il ne trouve pas que dans la presse on se tienne au courant d’une façon sérieuse de nos colonies et des ressources qu’elles pourraient donner.

Mon chauffeur nous est arrivé en permission de sept jours. Nous l’appelons l’Avantageux, c’est te dire que dans ce qu’il raconte il y a toujours une part de bluff. Mais malgré tout l’esprit n’est pas fameux et me paraît avoir sérieusement baissé de qualité. Les récits des autres domestiques me confirment dans mon impression. Il leur a déclaré qu’on en avait assez, que l’on faisait la guerre pour les riches, que là-bas on ne pensait qu’à faire « Camarade », etc. toutes les bêtises qui sont si contagieuses. À l’instant même un autre permissionnaire arrive aux Débats, c’est le mari d’une petite employée. Il me dit sur un ton assez triste, c’est long, c’est bien long. On avait espéré que cela allait finir.

Le revers roumain leur a, je crois, frappé le moral. J’avais eu l’impression, si tu te le rappelles, que Briand faisait trop mousser la marche en avant du roi Ferdinand.

Scarpatett, qui a vu plusieurs poilus aujourd’hui, mais de Champagne (les deux miens viennent de Verdun) n’a pas eu la même impression que moi. Les siens semblaient pleins de vaillance.

Mon chauffeur m’a surtout démontré l’absolue incapacité de certains de ses chefs. Il est dans les ravitaillements par auto. Il dit que c’est dégoûtant de voir le gaspillage qui se produit dans leurs convois. Il prétend que ces gens-là, ne connaissant rien à leur affaire, sont placés par faveur et font perdre ou jeter des quantités de marchandises. Etc., etc.

Au revoir, old man.

Et

[1] Alphonse-Joseph-Victor Richard (1872-1956). Magistrat. Juge d’instruction au tribunal de la Seine (1913-1918). Il effectue par la suite une belle carrière jusqu’au poste de conseiller à la Cour de cassation (1936-1946) qui correspond au jugement élogieux porté par Nalèche.

[2] Paul Leroy-Beaulieu est mort le 9 décembre 1916.

18 décembre 1916

18 décembre 1916

 

Mon cher Pierre,

 

Déjeuner ce matin chez un sénateur. Naturellement, la situation politique fut l’objet de la conversation générale. Il y avait là un autre sénateur très monté contre le ministère actuel et qui espère bien, si Clemenceau a la peau de Briand, en avoir un petit morceau sous forme de portefeuille. Je crois que le Sénat va tailler au cabinet de sérieuses croupières. C’est Clemenceau qui mène la danse. S’il a le bon bout, Dieu sait où nous irons car nous serons acculés à la crise présidentielle, crise de commandement, etc. Quel beau gâchis et quels misérables mobiles !

J’ai causé à ce déjeuner avec un garçon très sérieux qui ne partage pas les emballements de droite ou de gauche, qui est en plus très lié avec Tardieu. Il espère que le ministère finira par s’en tirer malgré tout. Le fait qu’on agite le spectre de Clemenceau serait pour lui plutôt de bon augure. On redoute le Tigre, on en montre l’avènement possible et cela peut suffire à retourner bien des gens. D’autres disent que Briand ferait bien de ne plus s’opposer au Comité secret du Luxembourg, c’est une chose quasi obligatoire, et le refus de Briand serait pris comme un nouveau manque de déférence à la Haute Assemblée.

Au cours de ce déjeuner, une anecdote fut racontée qui ne manquera pas je crois de t’intéresser. Elle l’a été par un homme qui est à même de savoir les choses.

 

Confidentielle

Nous parlions de Caillaux et de l’étonnant numéro d’un journal hebdomadaire qui a publié un grand portrait de l’ancien ministre des Finances et a consacré toutes ses pages à l’apologie de ce grand homme. Caillaux n’est pas à Paris, il est reparti pour l’Italie. Il avait déjà fait en octobre un premier voyage dont je t’avais parlé naguère. Il y était allé à ce moment avec deux passeports, l’un au nom de M. et Mme Renouard (nom de jeune fille de sa femme) et de M. et Mme Caillaux. Il resta quelques jours à Rome mais ne donna pas signe de vie à l’ambassade. Lorsqu’il revint en France, il laissa sa femme et lui recommanda d’aller faire visite à Barrère [1]. La dame n’y manqua pas, mais Barrère refusa de la recevoir et lui dépêcha Charles-Roux [2], fils de notre ami de la Transat[3].

Mal lui en prit car Caillaux fit une visite fulminante au ministre des Affaires étrangères [4] et enjoignit à ce dernier d’avoir à télégraphier une dépêche des plus désagréables à notre ambassadeur et demanda qu’il fut enjoint à Charles-Roux d’aller faire des excuses à Mme Caillaux. Charles-Roux refusa. Il reçut alors une lettre implorante de Berthelot dans laquelle celui-ci lui demandait cette démarche, non pas comme chef mais comme ami personnel, que s’il refusait il y allait de l’intérêt du pays, etc., etc. Charles-Roux répondit qu’il ne pouvait pas refuser à une lettre de cette nature et qu’il ferait la démarche, mais que si on la lui avait imposée il aurait donné sa démission. Je te laisse méditer sur cet édifiant épisode.

On m’a raconté également qu’au début de 1915, l’amiral Fournier [5] avait prié un de ses amis (c’est lui-même qui parle) d’aller trouver Delcassé pour signaler à son attention le danger très grave des sous-marins pour l’avenir et la nécessité de prendre dès maintenant des mesures de protection. Delcassé haussa les épaules et déclara que tout cela n’était pas sérieux, qu’il fallait huit mois pour construire un sous-marin et que du reste le nombre des nôtres était supérieur à celui des Allemands. Comme l’autre insistait, Delcassé répondit : Mais vous oubliez, cher ami, que j’ai été ministre de la Marine.

Je viens d’avoir le récit des dessous de l’affaire Stürmer. Par suite d’une entente entre l’impératrice, Raspoutine et Stürmer, les usines reçurent l’ordre de ne plus laisser sortir de munitions pendant trois semaines. Comme on continuait la fabrication, on plaça des sentinelles aux portes pour empêcher toute infraction à la règle. Le fait, une fois connu, souleva une émotion très grande qui aboutit à la fameuse séance de la Douma. Stürmer voulut alors se rendre au quartier général, mais le czar avait été avisé à temps et Stürmer fut arrêté à mi-chemin et prié de rentrer. Cet ordre rendait sa retraite définitive.

Puisque nous en sommes à la Russie, j’ai reçu une lettre aujourd’hui même de notre correspondant qui s’étonne qu’une interview télégraphiée par lui, prise à Alexeief et signée par lui n’ait pas paru. C’est la censure française qui l’a arrêtée car cette dépêche a paru dans le Novoie Vremia comme prise dans les Débats. Ce qu’il y a de plus curieux dans l’affaire, c’est qu’Alexeief y disait en propres termes qu’il fallait en finir avec Constantin. Et ici, Briand et Berthelot nous déclarent que ce sont les Russes et les Anglais du reste qui ne voulaient pas de mesures d’énergie à Athènes ! Ils sont pris là en flagrant délit de mensonge. Ab uno disce omnes !

Au revoir, mon vieux.

Et

[1] Camille Barrère (1851-1940). Diplomate. Ambassadeur de France en Italie, à Rome, au Quirinal, de 1897 à 1924.

[2] Il s’agit de François Charles-Roux (1879-1961). Historien. Diplomate, il est alors à l’ambassade de France à Rome. Il est le fils de Jules Charles-Roux (1841-1918), armateur, qui préside la Compagnie générale transatlantique depuis 1904.

[3] La Compagnie générale transatlantique.

[4] Aristide Briand est président du Conseil et ministre des Affaires étrangères.

[5] Ernest Fournier (1842-1934). Amiral. Inspecteur général permanent des flottilles de torpilleurs et des sous-marins. Membre du conseil supérieur de la marine au bureau des longitudes.

17 décembre 1916

17 décembre 1916

 

Mon cher Pierre,

 

Notre pauvre humanité est toujours plaisante. Tu n’ignores pas que nous, pauvres gazetiers, nous eûmes à souffrir des sévérités du plus brave homme de la terre nommé pour ses péchés chef de la censure, j’ai nommé Jules Gautier [1], conseiller d’État. Or, ledit Jules Gautier vient de faire un voyage en Italie. Il a dit en arrivant à l’un de mes collaborateurs : Je suis frappé du vide des feuilles françaises. Croiriez-vous qu’en arrivant à Pontarlier, j’ai trouvé dans un journal de Paris, annoncée en gros caractères, la déclaration de guerre de Venizélos. Cette nouvelle était dans les journaux italiens depuis trois ou quatre jours. Ce blâme dans la bouche de l’ancien directeur de la censure n’est-il pas drôle ?

Il a prié de me dire que nous étions pris à parti par tous les journaux de la péninsule où notre campagne yougoslave était fort mal vue. Il tient beaucoup à ce que j’en sois prévenu car, au temps où il dirigeait la censure, il a pris la connaissance que Le Journal des Débats était de tous les journaux français le seul qui fût complètement désintéressé et rédigé avec le tact…, etc., etc. Je suis au courant de cette campagne italienne, et les appétits de nos voisins ont grandi avec le temps. Ils racontent aujourd’hui que s’ils avaient su qu’on leur refuserait la côte Est de l’Adriatique, ils ne seraient pas partis en guerre. À l’époque ils se sont déclenchés, ils ne pensaient qu’à Trieste, mais comme chez nous où l’on partage l’Allemagne, chez eux on cherche à dépecer l’univers, et Dieu sait si notre diplomatie les y aide ! Ils ne font pas un mouvement sans demander la petite commission.

Je reçois à l’heure actuelle lettre sur lettre recommandée d’un agent triestin, Attilio Tamaro, appointé ici par la Dante Alighieri et qui fait la critique de chacun de nos articles. Il nous fait la morale et nous donne des leçons [2].

Veux-tu un mot de Ribot [3] que tu connais peut-être. Notre ministre des Finances ne cesse de s’élever contre les militaires. Il aurait dit l’autre jour : « La guerre actuelle est une guerre scientifique qui est menée par des ignorants. » Il paraît que le GQG n’a cessé de lui tailler des croupières. Il est tout à fait certain que, grâce au lâchage gouvernemental, le GQG a exercé depuis le début de la guerre une véritable dictature. Ce ne fut pas heureux et c’est pour beaucoup dans l’attitude actuelle du Parlement.

Tu as dû lire ce matin dans tous les journaux les récits les plus dramatiques sur la misère allemande. Évidemment, il y a là un mot d’ordre, et je crois bien que si l’Allemagne est si bas cela doit avoir quelque rapport avec la séance de mardi. Il ne faut donc pas attacher à ce tableau plus d’importance que ne le méritent des journaux obéissant à un mot d’ordre. Mais malgré tout, il y a du vrai car un lieutenant de notre armée, Omer Bigo, petit-fils du père Danel [4], de Lille, président des Mines de Lens, venu me voir, me dit qu’à Lille les Allemands sont plus malheureux que les populations ravitaillées par les fonds spéciaux. Ils implorent les restes… Il régnerait en Allemagne une maladie très connue qui sévit sur les enfants et que l’on appelle le typhus de la faim, nos ennemis en seraient très préoccupés.

Le fils de Charles Malo, qui est sergent dans un camp de prisonniers, découvre chaque jour, dissimulées dans des boîtes de conserve, dans les colis, des lettres très alarmantes sur la misère de l’Allemagne. Malgré tout, il y a encore loin de là aux émeutes dont la presse nous régale depuis ce matin.

Tu m’avais raconté ce fait d’un général regrettant la prise de Monastir qui consolidait Sarrail. Les Jeunes-Turcs, à la Chambre, ont poussé des cris de désolation en apprenant le succès de Verdun qui fortifiait le ministère. C’est délicieux.

À toi.

Et

[1] Jules Gautier (1856-1936). Normalien. Professeur d’histoire-géographie, inspecteur général de l’Instruction publique, directeur de l’Enseignement secondaire. Il devient conseiller d’État en 1910, et, en janvier 1916, directeur du bureau de la Presse devenu direction générale des relations avec la Presse. Nalèche fait allusion notamment à la saisie du Petit Parisien ordonnée par Jules Gautier après la publication interdite par la censure d’une note de la légation du Monténégro. Jean Dupuy exige des excuses et obtient d’Aristide Briand que Jules Gautier quitte la direction de la censure.

[2] Cf. lettres des 16-17 août 1916 et 22 septembre 1916 [2].

[3] Alexandre Ribot (1842-1923). Avocat. Homme politique. Nalèche l’appelle parfois « Alexandre le grand ». Ministre des Finances depuis le 26 août 1914.

[4] Léonard Danel (1818-1905). Imprimeur. Président du Comité des houillères du Nord. Conseiller municipal de Lille et de Loos.

16 décembre 1916

16 décembre 1916

 

Mon cher Pierre,

 

D’abord, Mme de Sainte-Croix. Ce doit être une dame Avril de Sainte-Croix [1]. On ne me dit rien que d’assez honorable sur elle bien qu’elle soit d’opinions assez avancées. Elle patronne un certain nombre d’œuvres sérieuses. Elle ne doit plus être très jeune.

Déjeuner ce matin avec Auguste Isaac, de Lyon. Je l’ai trouvé mal impressionné, les événements politiques et l’état de la Chambre l’inquiètent. Cela se comprend aisément. Ce que je lui dis n’est pas très remontant car je lui raconte les dessous de toute la crise qui a sévi ces jours-ci et qui est loin d’être passée. Il estime qu’il ne faut pas faire trop d’opposition à la législation par décrets. Il me raconte à propos du péril sous-marin que l’audace allemande devient extraordinaire. Une lettre d’un jeune homme mobilisé au camp d’aviation de Saint-Raphaël lui a appris que l’observatoire de cette ville avait été bombardé par des sous-marins, ce dont personne n’a rien dit. Le mal ne fut pas grand, c’est entendu, les canons étant sans grande portée, mais le fait n’en est pas moins vrai que, par bravade ou pour terroriser, les submersibles boches ont approché la côte Saint-Raphaël à moins d’un mille.

Isaac me fait part de ce qui s’est passé entre le président de la Chambre de commerce, Coignet [2], et le ministre du Commerce [3] à propos des soies italiennes. On avait découvert que l’Italie, qui veut bien faire la guerre mais à la condition que ses intérêts ne soient pas trop touchés, continuait à exporter ses soies en Allemagne par Zurich. On lui en fit l’observation et on lui demanda de ne pas continuer car ces soies servaient à construire des enveloppes de Zeppelins. L’Italie acquiesça et compte [sic] une histoire que je vais te conter.

On prétend que Melle Brésil ne lui refuse rien et qu’il file le parfait amour avec elle. Or, Melle Brésil avait pour ami un Russe extrêmement riche, Elisseief [4], qui l’avait couverte de fourrures étonnantes et des bijoux les plus somptueux. Elisseief voulut se séparer d’elle et lui fit soixante mille francs de rente plus quelques autres avantages, notamment le paiement de ses dettes.

Melle Brésil qui est bête, voulut plus et fit venir le représentant d’Elisseief à Paris. Elle lui déclara que si son patron n’y mettait pas les pouces il aurait des ennuis. Le sieur B…n fit la commission en engageant fortement Elisseief à ne rien faire de plus. Le riche moscovite refusa. Qu’arriva-t-il ? Dénoncés comme espions, les deux hommes furent arrêtés 48 h. Melle Brésil y perdit soixante mille francs de rente. Je te dis cela sans garantie du gouvernement.

À toi.

Et

[1] Eugénie Glaisette (1855-1939) épouse François Avril, magistrat. Elle signe de l’initiale G. et sous le pseudonyme de Savioz. Journaliste, elle débute au Figaro, à l’Éclair et au Siècle. En 1916, elle préside l’Office de renseignements aux familles dispersées par la guerre. Membre de la loge du Droit humain.

[2] Jean Coignet (1855-1947). Polytechnicien. Industriel chimiste lyonnais. Président de la Chambre de commerce de Lyon depuis janvier 1911, où il succède à Auguste Isaac.

[3] Le ministre du Commerce est alors Étienne Clémentel depuis le 29 octobre 1915.

[4] Non identifié.

14 décembre 1916

14 décembre 1916

 

Mon vieux Pierre. Je suis dans le troisième dessous. Notre article est très mauvais. L’auteur a fait juste le contraire de ce que je lui avais demandé et cependant bien clairement exprimé. Ah, les cerveaux, que c’est difficile à mener. Enfin.

Les grands actes d’énergie du gouvernement commencent bien. On était d’accord à peu près partout pour dire qu’il fallait mettre au commandement le meilleur. Des trois auxquels on avait songé, le choix s’est arrêté sur celui qui paraissait le moins indiqué. On le dit très bien, malgré tout, mais enfin. La censure qui nous coupe des imbécillités laisse paraître hier un article sur la paix dans Le Bonnet rouge.

Je te citerai un petit fait très indicatif également de l’esprit de décision qui règne dans les hautes sphères. Tu te rappelles qu’il y a huit jours on voulait se débarrasser de Castelnau, mais, devant certaines menaces, on a gardé le général. Aujourd’hui, c’est autre chose, c’est Foch qui n’a plus de commandement.

Il y eut hier une conversation impayable entre Joffre et Castelnau. Le premier disait au second : Je ne sais pas ce qu’ils ont à être ainsi méchants contre moi. Et Castelnau lui répondit : Que voulez-vous, ils disent bien que je suis gâteux et que déjà au Grand-Couronné [1] je donnais des symptômes de gâtisme – Le pauvre Joffre ne revient pas de ce revirement de l’opinion. Il croit encore pour l’instant que de Paris il va tout diriger et c’est lui qui a imposé Nivelle, d’accord je crois avec le chef de l’État. Lyautey, je le crains, ne supportera pas beaucoup d’autorités militaires à côté de la sienne.

J’ai reçu aujourd’hui quatre ou cinq lettres de province me décrivant le lamentable esprit qui règne dans nos campagnes où l’exaspération est générale et commence à être bruyante. Elle est d’autant plus véhémente qu’on avait attaché plus de créance à l’optimisme officiel de la presse militarisée. Nos paysans ont l’impression qu’on leur a sciemment menti et ne veulent plus rien croire. Tous mes correspondants nous demandent d’attirer l’attention du gouvernement sur cette surexcitation qui, à un moment donné, prendra des proportions alarmantes. Je me demande si les bruits de paix ne vont pas jeter de l’huile sur ce feu qui couve.

Je ne puis m’empêcher d’être frappé de la simultanéité de ces lettres. Il est vrai qu’elles sont toutes du Centre. L’une est d’Auvergne, elle est signée par un officier permissionnaire qui est revenu dans son pays après huit mois et qui a été effrayé des progrès accomplis. Une seconde est de l’Indre, une troisième du, une quatrième de la Nièvre. Mais voilà, il serait très dangereux, je crois, de publier ces choses-là autrement que par des procédés d’insinuation ou de supposition et si on ne dit pas brutalement les choses, les pouvoirs publics resteront inertes.

Reçu la visite aujourd’hui d’un de nos consuls en Suisse qui est en relation avec la Maison François-Ier à laquelle il donne des informations. Il me dit qu’il y avait eu dans toute la Suisse un retour d’opinion en notre faveur après Verdun mais que l’affaire grecque, suivant la prise de Bucarest, avait fortement entamé ces nouvelles tendances. Il n’en est pas certain, mais un de ses collègues lui a dit que tous les Grecs en résidence en Suisse avaient été appelés à leur consulat et avaient reçu des instructions.

Genève, comme tu le sais, est le boulevard de tous les pays. Il s’y fait un travail de propagande, d’espionnage, etc., extraordinaire. Il y a en Suisse une machine islamique montée de tout premier ordre. On publie en Suisse romande des revues jeune-tunisienne, égyptienne, subventionnées par l’Allemagne où se trouve le centre de ces opérations. Ces revues, avec un art étonnant, travaillent à force contre nous. Le pivot autour duquel tourneraient ces manigances serait le khédive Abbas Hilmi [2] qui vit à Lausanne et est entouré d’une nuée de princes égyptiens. Un des plus bochophiles de Genève serait le consul grec. L’échauffourée d’Athènes a soulevé un éclat de rire et les moqueries de tous les Grecs résidant là-bas.

Tu as vu qu’on bombarde Monastir…

Au revoir, mon vieux.

Et

[1] Vaincues à Morhange le 20 août 1914, les troupes françaises se replient sur les collines et plateaux du Grand Couronné à l’est de Nancy. L’offensive a lieu du 24 au 28 août 1914 et l’attaque est repoussée.

[2] Abbas Hilmi II (1874-1944). Il est le dernier khédive (vice-roi turc) d’Égypte (1892-1914). Au début de son règne (1892), il s’oppose à l’ingérence britannique dans les affaires égyptiennes. Toutefois, en 1895, il est contraint de nommer ministre Mustafa Fahmi Pacha favorable aux intérêts britanniques. Pendant la Première Guerre mondiale, il se range du côté des Ottomans et appelle les Égyptiens à combattre les Britanniques. Il est déposé en 1914 lorsque le Royaume-Uni place l’Égypte sous son protectorat. Il passe le reste de sa vie en exil en Suisse.

13 décembre 1916

13 décembre 1916

 

De tous côtés, on dit que Nivelle est tout à fait l’homme de Joffre et le continuera. Il est à remarquer que l’on a choisi des trois hommes celui qui semblait avoir le moins d’envergure. Il était le candidat du faubourg Saint-Honoré depuis fort longtemps. À propos du palais de cette rue, je puis te dire de quelle façon l’homme a accueilli les nouvelles que je te téléphonais hier au soir. Il me serait difficile de te raconter comment j’ai connu les radios, mais ce que je puis te certifier, c’est que le président les a appris par Jean Herbette. Ce dernier fut reçu d’urgence en présence de Painlevé qui, revenu sur sa décision de l’après-midi, cherchait à raccommoder ses affaires. À la nouvelle de cette proclamation de l’empereur et de la proposition de Bethmann-Hollweg [1], Poincaré n’eut qu’une seule pensée : « Il me semble, dit-il, que la constitution exigerait que j’en fasse part à l’ancien ministère. » La constitution fut sa première pensée. Jamais femme ne fut plus aimée. À l’heure actuelle, Briand est aux prises à la Chambre avec les parlementaires. Tu auras les résultats en même temps que ma lettre. Espérons que cela tournera bien car je ne vois vraiment pas ce que l’on mettrait à la place. Les Tardieu, Monzie, Abrami, Maginot, etc., ne me semblent pas devoir être les sauveurs de la patrie. Comme le disait assez bien quelqu’un, si ce ministère tombe, ce sera certainement le dernier ayant une forme légale. S’il reste, il faudra tout de même qu’il change de manière, sans cela… mais nous pensons de même.

Il paraît que tout ce qui regarde le commandement n’est encore que bien sommairement réglé, et il faut s’attendre à des surprises de ce côté-là.

J’entendais aujourd’hui émettre cette opinion qu’en réalité Joffre avait exercé une véritable dictature sur le pays depuis le début de la campagne et que cette situation, rehaussée par le soin qu’avait mis la presse à tresser des couronnes au généralissime, avait pesé sur toutes les affaires. À l’heure actuelle, il semblerait qu’il y ait une sorte de pacte entre le gouvernement et le généralissime pour masquer les fautes du début. Ceci expliquerait les ménagements que l’on aurait gardés avec lui.

Lorsque le czar envoya sa dépêche demandant si la France était disposée à se trouver aux côtés de la Russie dans un conflit avec l’Allemagne, la réponse affirmative aurait été faite dans l’heure qui suivit par Joffre et Messimy [2] sans que ces derniers aient consulté qui que ce soit. Il y a d’autre part un plan de mobilisation qui fut déchiré et dans lequel se trouvait une armée destinée à couvrir la frontière belge.

Voilà ce qu’on entend dire, tu sais que les idoles renversées sont généralement piétinées. Garde ces deux détails pour toi si tu ne les connais pas.

Ton Étienne

[1] Théobald von Bethmann-Holweg (1856-1921). Allemand. Chancelier.

[2] Adolphe Messimy (1869-1935). Militaire. Homme politique. Diplômé de l’École supérieure de guerre, il quitte l’armée pour entreprendre une carrière politique. Il est député radical de la Seine (1902-1912), puis de l’Ain (1914-1919). Franc-maçon. Il est ministre de la Guerre en 1914 et quitte le gouvernement pour retrouver son grade de capitaine. En 1916, il est colonel et il termine la guerre comme général de brigade.

12 décembre 1916

12 décembre 1916

 

Rien de bien intéressant à te noter aujourd’hui, mon cher Pierre, je n’ai vu presque personne tout en ayant serré des centaines de mains aux obsèques Leroy-Beaulieu [1].

Dès ce matin, le bruit circulait que les négociations étaient rompues et que Lyautey refusait d’entrer dans la combinaison. Painlevé, qu’on aurait cherché à maintenir dans ses attributions, refusait tout autre portefeuille que celui de la Guerre.

On me disait également qu’un fort courant hostile se dessinait dans la Chambre, et que beaucoup de députés qui avaient voté pour se ressaisissaient et devenaient hostiles. Briand perd cinquante voix par jour, me téléphonait un informateur. Notre homme [2] du Sénat nous dit que les pères conscrits veulent le flanquer en bas.

D’un commun accord, on déclare que si rien n’est changé dans la composition, le cabinet ne pourra pas tenir au-delà de quelques jours.

Vers 1 h la situation avait changé, on nous téléphonait que la constitution était achevée et que le ministère se présenterait devant les Chambres, n’y ferait pas de déclaration et se contenterait de répondre aux interpellations. On ne nous disait pas de noms de personnes, mais on croit que c’est Lyautey qui avait subordonné son acceptation au choix de son successeur au Maroc. Si la combinaison avait échoué, on prétend que le président aurait appelé Clémentel. Justement un des noms que le Sénat reproche le plus d’avoir gardé. Il prétend en effet que par camaraderie Viviani, Malvy et Clémentel, qui sont ceux qui ont donné le plus de preuves d’incapacité, sont précisément ceux que l’on maintient. On se demande quelle est la loi qui ordonne que Viviani fasse partie de tous les ministères dans la République.

Quant au commandement, rien n’est encore décidé.

Un coup de téléphone de la Chambre confirme l’achèvement de l’œuvre. On croit décidément que Lyautey a accepté, bien que dans les couloirs on prétende que Painlevé se serait ravisé. À propos de Lyautey, tu sais qu’à son dernier voyage Poincaré l’avait prié d’aller lui-même sur le front se rendre compte des choses. Je crois qu’à ce moment-là on avait quelque idée à son sujet, et mes lettres de l’époque ont dû en faire état [3]. Ostensiblement, je me souviens que Briand se montrait partout avec lui. On disait même malicieusement que c’était pour le brûler d’avance. Lyautey aurait en effet visité toutes nos lignes et aurait adressé un rapport tout à fait remarquable, non pas sur les opérations dont il n’est pas question, mais sur toute l’organisation.

Mon collaborateur a causé avec Herriot. Après quelques paroles, celui-ci s’est mis à faire un éloge dithyrambique de Lyautey, d’où on pouvait conclure…

Le même collaborateur a causé aussi avec Briand et lui a dit : Mais si votre ministère est formé, c’est bien. Il me semble cependant que les députés attendaient autre chose (la réorganisation du commandement). – Ils auront tout, a répondu le Premier.

Amitiés.

Et

[1] Paul Leroy-Beaulieu (1843-1916). Économiste libéral. Professeur à l’École libre des sciences politiques (1879-1881) et au Collège de France, il publie des travaux sur les salaires ouvriers, l’administration locale en France et en Grande-Bretagne et le travail des femmes. Il meurt le 9 décembre 1916.

[2] Il s’agit de René Boureau.

[3] Cf. lettre du 11 décembre 1916.

11 décembre 1916

11 décembre 1916

 

Ce matin, longue discussion sur la note officieuse parue dans les journaux. Va-t-on disloquer et fondre des ministères (ce qui serait une bonne chose en temps ordinaire), opération qui nécessiterait du temps au moment où celui-ci est compté. Alter ego vient et nous parle des négociations de Briand [1]. Celles-ci seraient près d’aboutir. Quelques ministères seraient fondus, mais les cadres resteraient sous une direction commune. Tous les ministres d’État disparaîtraient. Herriot et Loucheur [2] entreraient, l’un comme ministre avec Claveille comme secrétaire général, l’autre avec Albert Thomas comme directeur des fabrications. Albert Thomas aurait été très bien en la circonstance et se serait prêté à tout. Loucheur aurait accepté sous la condition expresse qu’il serait tout à fait libre. Thomas y a de suite consenti.

Deux ministres seraient en suspens, Sembat et Painlevé, tous deux se raccrochent. Une démarche a été faite par le premier accompagné de Thomas pour faire entendre à Briand qu’un socialiste de plus était bien nécessaire. Mais le président du Conseil trouve que Thomas est suffisant comme socialiste.

D’autre part, un ministère n’était pas encore pourvu, la Guerre. On avait pensé à Lyautey. On juge, paraît-il, sa présence au Maroc comme indispensable, mais on verra. S’il n’accepte pas, avez-vous des noms, nous demande-t-on. Je cite le général Famin [3]. Famin, ça c’est vrai. En effet, c’est un homme qui est tout à fait en dehors des partis qui, d’autre part, est un directeur de premier ordre.

Alter ego nous raconte qu’hier toute la journée on cherchait des noms de civils que l’on pourrait s’adjoindre et leurs discussions avaient été vaines. Je lui en cite tout de suite une demi-douzaine qui ont fait toute leur vie autre chose que de la politique.

De toute cette conversation il ressort une chose qui est claire comme le jour, c’est que Briand n’a aucun plan, aucune idée et qu’il agit suivant le vent. À l’heure actuelle, son doigt est encore levé en ce qui concerne le commandement. Il n’en a aucune idée. Car en effet, les trois généraux que tu connais ont refusé dans les conditions qu’on leur imposait c’est-à-dire dans la dépendance du ministre et de Joffre qui entend bien ne pas dételer. Alors, dis-je, pourquoi ne prend-on pas tout simplement Castelnau ? – Eh bien, Castelnau est vieilli, fatigué, très bon autrefois il n’aurait peut-être plus la vigueur qu’il faudrait – Cependant j’observe qu’il n’y a pas très longtemps que Castelnau s’était montré à Verdun et qu’il ne devait pas avoir beaucoup changé depuis – Oui, mais à Verdun il n’a eu qu’à rester quelque temps, donner des ordres, et c’est Pétain qui a fait le reste – Que voulez-vous de plus pour le général en chef, ai-je dit ?

Quant à Nivelle, c’est Joffre qui l’a désigné et, d’après la conversation d’Alter ego, il m’apparaît clair comme le jour que la petite affaire montée contre Castelnau est après entente entre Joffre et Roques. Ce sont de belles âmes.

Avais-tu su ce mot de Joffre recevant Combes [4] au GQG avec des honneurs extraordinaires, à tel point que Combes s’en serait étonné et Joffre aurait répondu : Je ne saurais trop faire pour le chef de mon parti. – Qu’est-ce que ce général qui a un parti ? aurait ensuite répété le père Combes à ses amis montrant ainsi du reste qu’il avait du bon sens.

Alter ego a raconté que depuis cinq mois il était ou plutôt (ils étaient ?) quasi brouillés avec Briand qui n’avait jamais voulu s’occuper du commandement, s’était laissé remettre la main dessus par Joffre et avait complètement abandonné la réforme acceptée dans l’ordre du jour du premier Comité secret. Briand les aurait rappelés ces jours-ci car il avait vu que cela chauffait, etc. Ce pluriel est curieux, il se rapporte je crois à deux ou trois personnes de la Rue François-Ier, Colrat et surtout, je crois, Carence, le colonel. Quel rôle joue ce dernier, je ne pourrai le définir. Très grand ami de Targe [5], je crois qu’il fait des rapports à la fois contre le gouvernement et contre le commandement.

Dans la journée, on a beaucoup parlé de Lyautey rappelé et on lui donnerait Targe qui serait évidemment le témoin. D’autre part, vers les 4 h 1/2, le bruit circulait à la Chambre que Painlevé irait rue Saint-Dominique.

Demain, tout cela sera sans doute rétrospectif si la combinaison est cuite.

Alter ego ajoutait qu’il y aurait grand intérêt à ce que Briand pût faire son ministère car après lui viendraient les jeunes que l’on appelle les Jeunes-Turcs, Abrami, Tardieu, Abel Ferry. Alors, alors… Il eût été d’avis qu’il en appelât un au pouvoir pour les agglomérer. Cette réflexion donne de la vérité à ce que disait un de mes collaborateurs : Alter ego est hésitant entre Briand et Tardieu.

Toute cette cuisine, mon pauvre Pierre, ne semble guère destinée à faire disparaître tes cauchemars, elle ne sent pas très bon.

Je viens de recevoir un jeune homme qui arrive hier de Salonique. Il est parti avant la chute complète de la Roumanie et les troubles de la Grèce. Il ne me donne pas non plus de bien fameux renseignements. L’armée d’Orient n’est qu’un fantôme. Elle est décimée par la maladie et je crains bien que l’on en arrive à un second Gallipoli. Alors qu’on a eu tout le temps de se préparer et qu’on n’en a rien fait, c’est vraiment lamentable. L’Italie travaille là-bas à fond l’après-guerre contre nous. Comme il est au 2e Bureau, il voit passer beaucoup de choses au point de vue du travail italien qui est de la bonne ouvrage. Tous leurs timbres commerciaux portent une petite vignette représentant les possessions italiennes en rouge. Sont donc en rouge la Tripolitaine, la côte entière de l’Adriatique, l’Épire, etc., etc. Ce jeune homme me demande ce que l’on va faire. Je suis bien embarrassé pour lui répondre. En attendant les mesures, les ministres de l’Entente causent avec le roi alors qu’ils devraient être partis déjà.

À ce jeune homme succède chez moi un de mes amis qui lui aussi fait partie des services de renseignements. Il est outré lui aussi de cette conversation des ministres avec le roi. Il ne peut comprendre non plus que l’on ait proclamé tant de jours d’avance qu’on allait établir le blocus, blocus qu’il juge du reste devoir rester presque inopérant. Comme il connaît Grey et qu’il me demande ce qu’étaient les dernières lignes de G., il me raconte que Grey est complètement abruti. Tout le temps qu’il ne passe pas à la pêche, il le passe à faire du spiritisme.

Il a trouvé une dame qui l’a mis en rapport avec l’âme de sa première femme. Il ne peut plus se séparer de cette ombre et tombe dans le gâtisme.

J’ai vu Sommier. Il m’a dit qu’il appartenait au service des Charbons. Je lui en ai fait mon compliment. Je suis tout à fait d’accord avec vous, m’ajoute-t-il, mais je vous assure qu’on a fait beaucoup. Si on n’avait pas taxé, le fût serait monté à 100 sh. et l’on n’aurait pas eu plus de charbon car, en réalité, la crise est due aux sous-marins. Il est probable qu’on obligera Miral [6] à se manifester car on a été très ému.

6 h 1/4

À l’instant, je reçois une dépêche de Miral datée de Rouen. Tu la liras demain. Elle est comique.

À toi.

Et

 

[1] Le gouvernement change en effet le 12 décembre 1916.

[2] Louis Loucheur (1872-1931). Ingénieur. Fondateur de la Société générale d’entreprises (1908). En 1914, il est mobilisé comme officier d’artillerie. Sous-secrétaire d’État à l’Armement (1916).

[3] Paul Famin (1855-1922). Militaire. Général. Il accomplit de nombreuses campagnes outre-mer. Directeur des troupes coloniales au ministère de la Guerre (1902-1907, 1914-1917).

[4] Émile Combes (1835-1921). Médecin. Homme politique. Sénateur radical de Charente-Inférieure (1895-1921). Président du Conseil (1902-1905). Il expulse les congrégations religieuses et propose la loi de séparation de l’Église et de l’État. Président du Parti radical (1911-1912).

[5] Antoine Targe (1865-1942). Polytechnicien. Général. Sous-chef de cabinet du ministre de la Guerre. Dreyfusard, il est enquêteur au nom du ministre avant la seconde révision du procès Dreyfus.

[6] Non identifié.

10 décembre 1916

10 décembre 1916

 

Eh bien, mon cher Pierre, nous avons eu hier la conversation prévue. Elle fut extraordinairement intéressante. Je ne puis malheureusement que t’en donner une très faible idée car presque toutes les questions qui préoccupent l’opinion y ont été traitées. Jean Dupuy voulait se renseigner et posait des questions assez précises. Comme avec moi, X. [1] n’a mélangé aucune question personnelle, et si parfois il a dû mettre sur le tapis son opinion propre, ce fut sur la demande expresse de son interlocuteur et parce qu’il ne pouvait pas faire autrement. Je t’avoue que, malgré tout, cet homme-là m’a fait une certaine impression. Je le trouve supérieur à ceux que j’ai vus jusqu’ici. Ses conceptions me sont apparues claires, nettes, remplies de logique et de bon sens.

Sur la demande de Jean Dupuy, il a fait une sorte de tableau général de la situation qui, sans être poussé au noir, n’était cependant pas optimiste. Il a envisagé ce qui est ici et ce qui est en Orient, les éventualités qui peuvent se produire à la suite de la défaite de la Roumanie. Il a démontré que la décision était à peu près impossible à trouver dans les Balkans à cause de l’éloignement des bases d’opération devant un ennemi qui n’est qu’à quelques heures des siennes. C’est donc chez nous qu’il faut trouver cette décision.

Il nous a montré l’objectif des opérations de la Somme corrélatives à l’attaque de Verdun. Il était nécessaire de transformer la situation défensive de nos troupes car si l’on reste sur la défensive, fatalement on est obligé de céder. Je crois t’avoir écrit autrefois [2] que dans la Somme des hésitations qui ont duré quelques jours ont permis à l’ennemi de se reprendre. Il nous a confirmé cela de la façon la plus nette. Il y a eu évidemment une erreur ou plutôt une incertitude de la part de ceux qui commandaient là, du commandement qui a empêché de profiter du succès qu’on avait obtenu de suite, le but proposé étant atteint.

[interrompue sans formule ni signature]

 

[1] Non identifié.

[2] Cf. lettres des 28 août 1916, 24 septembre 1916 et 2 décembre 1916.