20 juin 1916

Reçu ta lettre, mon cher Pierre. C’est un kaléidoscope véritable. Tu pourras, tel M. de La Bruyère, nous laisser des études de mœurs et de caractères. J’ai retrouvé déjà la profession de foi et je t’en fais faire une copie que je t’expédierai demain. Quant au caractère même, si je puis t’avoir des détails, je t’en ferai part.

Hier encore, séance secrète. Cela continue aujourd’hui et à cette heure, à 5 h 1/2, je ne suis pas encore informé que l’on ait déclaré la séance publique.

Briand a commencé son discours et il a paru obtenir un grand succès. Le nommé Viollette avait, comme Abel Ferry, assez mordu lui aussi, mais je ne crois pas que cela ait eu une grande influence sur le résultat.

Le grand argument de Briand a été qu’il ne fallait pas juger les choses par les petits côtés, que certainement il y avait eu des fautes, des défaillances, des erreurs, mais qu’il fallait prendre et juger l’ensemble. L’assemblée suivait son discours avec une extraordinaire attention lorsque, tout à coup, un socialiste, Moutet [1], s’écria avec des gestes hystériques : Quand on a à sa tête un homme de la loyauté de M. Briand, on le suit et on fait disparaître toutes les divisions pour ne penser qu’à la victoire finale. Après avoir parlé, Moutet est descendu, les larmes aux yeux, au milieu d’un enthousiasme indescriptible. La Chambre était emballée, et celui qui me racontait cela me disait : On comprend les événements de 89. On eût demandé à ce moment-là à la Chambre de marcher à la frontière la canne à la main, elle y serait partie. Il est vrai qu’on lui aurait demandé d’aller assaillir l’Élysée ou voir guillotiner, elle aurait fait de même.

Renaudel, un peu embêté de voir un de ses coreligionnaires avoir un succès pareil, a voulu monter à la tribune. Mais cela n’a pas été long, on l’a envoyé promener.

Quelques radicaux-socialistes, parmi les intelligents, ne participaient pas à l’enthousiasme général. Ceux qui étaient plus bornés s’étaient précipités comme les autres pour aller serrer la main de Moutet.

Briand devait continuer à parler aujourd’hui, mais, hier, l’impression était que le gouvernement allait avoir une grosse majorité, sauf incident naturellement. Du reste, le président du Conseil ne pourrait pas accepter un ordre du jour équivoque.

Quand on réfléchit à tout cela et que l’on songe que dans un moment où le pays est envahi et où les plus terribles batailles se livrent tout un gouvernement est claquemuré pendant quatre ou cinq jours pour répondre à des folies, on fait de pénibles réflexions.

Veux-tu un mot de Benoist sorti un instant et assailli de questions par les journalistes ? On lui demande quels sont les secrets aujourd’hui : Il y a peu de secrets, répond-il, et beaucoup de polichinelles.

J’ai eu ce matin une nouvelle entrevue avec Tittoni qui est malin comme un singe. Je crois qu’il ne nous aime guère. Bien qu’il ait fait démentir sa candidature au ministère, il dessèche de ne pas avoir été appelé et je sais que depuis longtemps toute l’ambassade ici disait pis que pendre du ministère Salandra [2]-Sonnino, « qu’il fallait balayer sans retard ». Tittoni a été laissé de côté. Luzzatti aussi, et c’est bien heureux pour nous.

Croirais-tu qu’Imperiali, l’ambassadeur d’Italie à Londres, a dit à un de mes amis à Londres il y a deux jours : « Voyons, vous qui connaissez l’Italie, vous savez bien qu’il n’y a que deux hommes à la hauteur de la situation, c’est Giolitti [3] et Tittoni. » Et c’est le représentant officiel du gouvernement italien qui disait cela. Il est vrai que Imperiali est boche parmi les Boches et anti-français à un point extraordinaire.

Je crois que ma lettre n’a ni queue ni tête, j’ai bien été interrompu vingt fois.

Ton vieil

Et

[1] Marius Moutet (1876-1968). Député socialiste du Rhône (1914-1942), puis de la Drôme (1945-1947).

[2] Antonio Salandra (1853-1931). Italien. Député libéral. Président du conseil (1914-1916).

[3] Giovanni Giolitti (1842-1928). Italien. Homme politique. Il quitte Rome et le Parlement, vote le 20 mai 1915 les crédits militaires. L’Italie n’a pas déclaré la guerre à l’Allemagne mais seulement à l’Autriche-Hongrie.

19 juin 1916

C’est fait auprès de qui je t’ai dit. Je ne puis t’affirmer que nous aurons gain de cause, mais, ce dont je suis certain, c’est que nous aurons un ami ultra dévoué dans la place.

Je reprends maintenant mon récit du comité polichinelle. Je ne sais pas si cela t’intéresse beaucoup, mais je t’envoie tout de même les bribes que j’en recueille, car ici c’est un des événements qui fait le plus parler.

Je t’avais laissé hier sur l’impression de fatigue qu’avait eue la Chambre en écoutant le ministre de la Guerre. Ce dernier, en effet, avait fait un cours de stratégie supérieure que les officiers de l’École de guerre auraient difficilement compris. Eh bien, le croirais-tu, hier, Roques a terminé son discours et a été acclamé par toute la Chambre. Tu le croiras sans peine quand tu sauras que la péroraison de son discours fut pour féliciter la Chambre, les parlementaires, qui furent dans toute cette guerre les véritables vainqueurs. Chacun se sentit fier et on ne ménagea pas les applaudissements.

Malgré tout, il y eut vingt-cinq minutes de vrai chahut. Les gens d’extrême gauche ont réclamé du ministre les noms des officiers généraux frappés au cours de la guerre ou à Verdun. Roques se refusait à les donner lorsque Delahaye[1], qui généralement ne compte pas parmi les éléments pondérés, eut une idée de génie. S’adressant aux enragés, il leur dit : Prenez garde car nous croyons qu’il serait nécessaire de demander si, réellement, il existe un rapport de Dubail sur le général Sarrail [2] et on pourrait exiger la lecture de ce rapport. Cette interruption jeta un froid dans l’assistance mais sans toutefois complètement arrêter les clameurs. Ce fut Briand qui trouva la réponse : – Vous ne pouvez vraiment pas, dit-il en substance, demander au ministre de la Guerre de vous donner ces noms, ce serait un choc extrêmement pénible. Pour moi, je ne verrai aucun inconvénient à en produire ici la liste ; mais ce sont ses camarades à lui, général, et vous devez comprendre ses sentiments.

Maginot a cherché à réparer ses affaires démolies et il est revenu, cette fois, avec un discours écrit. Ce pauvre Maginot est décidément bien peu intelligent. Avec le ton, paraît-il, le plus solennel, il commençait son factum en disant qu’il lirait parce que, dans des circonstances aussi graves, il ne fallait pas qu’un mot puisse être interprété contre sa pensée. Il avait l’air de se figurer que son discours avait une importance pour le salut de la France.

Albert Thomas a pris la parole et, comme Roques, il a noyé la Chambre dans un luxe de détails techniques. Mais comme il est orateur et habitué à la Chambre, il y a mis plus de moelleux que son collègue et, de temps en temps, quelques digressions heureuses reposaient l’auditeur. Au point de vue de Verdun, il fut plus catégorique que Roques. Ce dernier avait dit : Pour longtemps les Allemands ne prendront jamais Verdun. – Thomas a déclaré : Les Allemands ne prendront jamais Verdun.

Dumesnil, l’homme au coup de poing et aux gifles de la veille, a pris la parole. Aucune trace de pugilat dans ses souvenirs car, paraît-il, il avait l’air gai et content.

Cela finira-t-il aujourd’hui, je ne sais. Il paraît que Barthou a demandé hier la parole. Il fait une gaffe à mon avis en se fourrant là-dedans.

J’ai été interrompu dans ma lettre par une visite de Tittoni avec lequel j’ai causé une heure. C’est un rude malin.

Au revoir, old chap.

Et

[1] Marius Delahaye (1877-1918). Avocat. Homme politique. Député républicain radical socialiste de la Somme (1914-1918).

[2] Maurice Sarrail (1856-1929) est alors commandant des forces françaises d’Orient.

Lettre parue, p. 153-156 : Odile Gaultier-Voituriez, Chronique cachée de la Grande Guerre : Lettres d’Etienne de Nalèche à Pierre Lebaudy (1914-1919), préface de Jean-Noël Jeanneney, CNRS Editions, novembre 2017

17 juin 1916

Mon vieux Pierre,

Étant donné que la séance était secrète, tu dois dès maintenant en savoir aussi long que moi sur ce qui s’est passé dans ce tapageur huis clos. Je vais néanmoins te raconter ce que l’on m’a dit. Si tu es au courant, tu souriras en te disant combien les récits diffèrent et comme il est difficile d’écrire l’histoire.

Briand, paraît-il, était constamment souriant et hochait perpétuellement la tête. Roques [1] prenait des notes avec fièvre, on eût dit d’un écolier assidu écoutant un conférencier. Viviani paraissait somnoler, les autres ministres avaient des attitudes indifférentes. Tu as dû lire l’incident Pugliesi-Conti [2]. Si j’en avais prévenu Deschanel, pour en éviter les désastreux effets, aurait violé le règlement.

Un chahut s’est élevé car, dans cette fameuse séance, on avait décidé que l’on conserverait des sténographes. Quelques députés ont crié qu’il ne fallait aucun étranger. L’un d’eux a même crié : À bas le Comité secret.

Maginot a parlé un des premiers. Il a débuté par faire une stratégie savante : « Chacun sait que pour attaquer il faut une préparation d’artillerie. – La première chose à laquelle on doit penser est de surprendre l’ennemi. » – Puis, après ce cours aussi profond, il a entamé les gros arguments et s’est mis à lire un rapport de Gallieni du 4 ou 6 mars. Pendant cette lecture, s’adressant au président du Conseil, il lui dit : Du reste, M. le Président, vous le connaissez ? – Moi, pas du tout ! – Comment, vous ne le connaissez pas, c’est cependant un rapport fait au Conseil des ministres. – Je ne le connais pas, persiste Briand, parce qu’il n’existe pas. Qui vous l’a donné ? – C’est une chose que je ne puis pas dire, répond Maginot.

La Chambre, à ce moment-là, commence à ne plus être très sympathique à l’orateur.

Briand reprend qu’à cette date et à celles l’approchant, aucun rapport de Gallieni n’a été remis au conseil. Et alors, ironisant, ce qu’il aime assez avec Maginot, il ajouta : Du reste, vous avez été ministre, n’est-ce pas (deux fois 24 h), vous savez comment cela se passe. Nous sommes autour d’une table, chacun a ou prend ses notes, et, en effet, à l’époque que vous indiquez, on s’est en effet occupé du haut commandement. Peut-être ce que vous appelez un rapport est-ce les notes de la main du général. En tout cas il n’y a pas eu de rapport. D’autre part, vous me dites que le général Gallieni aurait voulu le changement du haut commandement. Eh bien, je lui ai posé la question et il m’a répondu que pour rien au monde il ne fallait changer Joffre. D’autre part, je suis étonné que vous me parliez de cela car j’ai donné communication à la commission de l’Armée d’une lettre du général Gallieni à Joffre dans laquelle il lui déclare qu’il est complètement d’accord avec lui sur toutes les mesures à prendre.

Maginot déclara qu’il ne connaissait pas cette lettre. Il parla aussi de tentatives qui auraient été faites auprès de la famille de Gallieni pour lui reprendre certaines lettres. Ici, Briand dit : Permettez, vous parlez de tentatives faites auprès de la famille du général Gallieni. La question devient très grave. Vous devez me dire de qui vous tenez ce renseignement.

Maginot déclara encore qu’il ne pouvait pas dévoiler les noms de ceux qui l’avaient renseigné. La cause était entendue et Maginot a reçu une tape sérieuse.

La fameuse lettre de Joffre se plaignant que des officiers parlementaires, qui étaient ses subordonnés, renseignassent le gouvernement avant de le renseigner lui-même, souleva des tempêtes. C’était cependant la logique même.

L’affaire de Driant [3] fut également mise sur le tapis. Je te signale cette chose comique, c’est que Driant, dans le temps, était la bête noire de l’extrême gauche. Aujourd’hui, ce sont les radicaux-socialistes qui se lèvent quand on parle de lui.

Driant, a répondu Briand, ne m’a jamais parlé de Verdun, il m’a parlé d’un point qui s’appelle Acracourt, non pas pour se plaindre qu’il n’y eût rien de fait, mais pour demander certains perfectionnements.

Bénazet n’a eu aucun succès. Il a commencé par lire son discours et Briand lui a dit à un moment : Mais nous sommes tout à fait d’accord, et tellement d’accord que je vous félicite de vos talents de sténographe car vous êtes en train de lire mot à mot ce que j’ai déclaré à telle date à telle commission. Bénazet ferma sa serviette et se lança alors dans des divagations extraordinaires qui n’ont guère plu à la Chambre. Accambray est venu faire de la stratégie. Lui non plus n’a pas eu l’oreille de la Chambre. On a crié : Assez ! Assez !

Au revoir, mon vieux, je ne sais pas si tu auras pu lire.

Et

[1] Pierre Roques est alors ministre de la Guerre dans le premier cabinet Briand où il remplace Gallieni.

[2] Cf. lettre du 16 juin 1916.

[3] Émile Driant (1855-1916). Colonel. Gendre du général Boulanger dont il épouse la fille Marcelle. Député Action libérale de Meurthe-et-Moselle (1910-1916), rapporteur de la commission de l’Armée. Il reprend du service dès août 1914. Le 22 août 1915, dans une lettre au président de la Chambre des députés, le lieutenant-colonel Driant exprime ses craintes d’une attaque possible du secteur de Verdun par les Allemands. Il meurt au milieu de ses chasseurs le 22 février 1916 au Bois des Caures, près de Douaumont (Meuse). Sous le pseudonyme de capitaine Danrit, il publie une œuvre littéraire importante. L’annonce de sa mort a un grand retentissement.

Lettre parue, p. 149-152 : Odile Gaultier-Voituriez, Chronique cachée de la Grande Guerre : Lettres d’Etienne de Nalèche à Pierre Lebaudy (1914-1919), préface de Jean-Noël Jeanneney, CNRS Editions, novembre 2017

15 juin 1916

J’ai donc dîné hier, mon cher Pierre, chez Viviani, et ma surprise n’a pas été mince lorsque je me suis trouvé dans l’immeuble et l’appartement même de ce pauvre Calmette [1]. J’espère que Viviani n’en sortira pas aussi tragiquement que son prédécesseur. Ce choix pour un homme politique est assez impressionnant. Les convives étaient Isvolski, Pokrowsky le contrôleur de l’empire, une autre excellence, et un monsieur de Leslie (je crois) qui est un représentant de la Russie à Rome, délégué lui aussi à la conférence, Albert Thomas, Étienne, Jean Dupuy et moi. Je n’ai pu rien glaner de très intéressant car j’ai été accaparé par ce Russe romain qui ne m’a pas lâché de la soirée, m’a raconté ses difficultés à la déclaration de guerre. Il se trouvait à Munich auprès de sa femme qui venait d’être opérée et n’a pu que grâce au nonce partir pour l’Italie six jours après. Il craint que les Russes n’aillent trop vite en ,Galicie d’abord parce que l’opinion s’habitue à enregistrer chaque matin des prisonniers par milliers et qu’au premier arrêt tout semble perdu, puis aussi parce qu’il redoute que si l’on avance trop vite, on puisse à un moment donné se trouver coupé et en mauvaise posture. Il m’a même parlé de la situation de la troisième armée. Je n’ai pas osé lui faire répéter, et je ne sais s’il parlait à ce moment-là au présent ou au passé. J’ai regardé la carte, mais je ne verrais que le centre qui aurait pu accrocher l’armée russe.

Quant au contrôleur d’empire, c’est un grand homme qui parle très bien français et avec lequel j’ai parlé de la situation économique, mais je n’ai pu avoir une longue conversation.

Interrogé par moi, Albert Thomas m’a dit que les Russes travaillaient avec activité. La production complète avec ce que nous envoyons serait à peu près de cent mille et la réserve monterait à huit millions. La situation serait donc satisfaisante d’autant qu’ils ne consomment pas cent mille par jour.

J’oubliais de te dire qu’il y avait aussi parmi les convives ,Herriot maire de Lyon.

Ce dernier a raconté une anecdote assez amusante à propos d’un Anglais, membre important de la Chambre des lords, venu pour visiter Lyon. Cet Anglais ne desserrait presque pas les dents. La première visite qu’il a désiré faire fut pour un marchand de pipes. Il s’y étonne de voir qu’il y avait d’aussi beaux magasins de pipes à Lyon. Invité à déjeuner, mutisme complet. Pour rompre ce silence impressionnant, Herriot lui parle de la guerre et lui demande s’il en prévoit la fin. La réponse fut : Pour nous, Anglais, il n’y a que la dernière bataille qui compte. Tout le reste n’est rien. Nous avons été souvent battus au commencement, mais la dernière bataille fut toujours victorieuse pour nous. Il n’y a donc qu’à l’attendre. Puis il retomba dans son silence. Nouvelle tentative d’Herriot [2] qui lui demande si les Anglais vont jouer un rôle important : – Oh, dit-il, j’ai calculé en venant qu’il nous coûte plus cher d’avoir été vos alliés pendant deux ans que vos adversaires pendant quinze années.

Tu vois ce calcul extraordinaire.

J’ai appris ce matin qu’on avait fait monter les Russes de Mailly à Amiens ?

Les bruits les plus divers continuent à circuler sur les opérations. On attribue le silence des communiqués sur Verdun à une accalmie due à leurs préparatifs pour faire face sur l’autre point. Tout ce que je puis dire, c’est qu’aujourd’hui nous avons entendu dans le téléphone au moment du communiqué : – Faut-il mettre « Rien à signaler sur le reste du front ? ». L’officier de service a répondu : – Non, il ne faut pas ajouter cette mention. Alors ?

Interrogé par moi, Albert Thomas m’a dit que les Russes travaillaient aux munitions d’une façon satisfaisante. Avec ce que nous leur envoyons, cela fait une production quotidienne de dix mille à peu près par jour. Or ils ne consomment pas cela et auraient huit millions en réserve. Évidemment, cela commence à être sérieux.

Je suis rentré hier avec Jean Dupuy. Il est frappé du manque de direction du gouvernement et estime que sans les victoires russes il aurait été sûrement balayé, mais que la nouvelle situation peut modifier l’état d’esprit. Il ne comprend pas que le gouvernement ait laissé faire le Comité secret du haut en bas de l’échelle. Ce sont des dilettantes vivant au jour le jour. À l’heure où je t’écris, on ne sait pas encore si le Comité secret aura lieu demain qui est la date prévue. En tout cas, voici ce qui s’est passé hier à la commission du Sénat. Cette dernière a entendu Briand, Albert Thomas et Roques. Elle leur a demandé certains documents se rapportant, tu dois deviner à quoi. Roques ne voulait pas les donner, estimant qu’il était prudent de ne pas les divulguer. Mais alors Henry Bérenger et Clemenceau ont fait une violente sortie, à la suite de laquelle le gouvernement a accepté la communication.

Au revoir, mon cher Pierre, et bien affectueusement à toi.

Et

[1] Gaston Calmette (1858-1914). Directeur de journal. Il est directeur du Figaro en 1902 et en fait un des organes les plus importants de la presse française où il défend des idées modérées. Au début de 1914, il fait campagne contre Joseph Caillaux, ministre des Finances. Le 16 mars 1914, il est assassiné par Mme Caillaux.

[2] Édouard Herriot (1872-1957). Normalien, agrégé de lettres. Maître de conférences à la Faculté de Lyon. Homme politique. Il s’inscrit au parti radical lors de l’Affaire Dreyfus. Maire de Lyon (1905-1957) et sénateur du Rhône (1912-1919).

Lettre parue, p. 149-152 : Odile Gaultier-Voituriez, Chronique cachée de la Grande Guerre : Lettres d’Etienne de Nalèche à Pierre Lebaudy (1914-1919), préface de Jean-Noël Jeanneney, CNRS Editions, novembre 2017

Lettre parue, p. 142-145 : Odile Gaultier-Voituriez, Chronique cachée de la Grande Guerre : Lettres d’Etienne de Nalèche à Pierre Lebaudy (1914-1919), préface de Jean-Noël Jeanneney, CNRS Editions, novembre 2017

Lettre parue, p. 140-141 : Odile Gaultier-Voituriez, Chronique cachée de la Grande Guerre : Lettres d’Etienne de Nalèche à Pierre Lebaudy (1914-1919), préface de Jean-Noël Jeanneney, CNRS Editions, novembre 2017

10 juin 1916

Je crois bien, mon cher Pierre, que les événements que tu prévoyais sont en cours d’exécution, car j’ai reçu d’un de mes amis qui y est mêlé une lettre un peu sibylline mais dans laquelle il fait appel à toutes les énergies, tout à fait la lettre de quelqu’un sur le point de prendre part à une forte course. À la grâce de Dieu.

Notre dîner d’hier fut peu nombreux, nous n’étions que sept. Les vieillards habituels, d’Andigné, Sommier très surexcité par les affaires de L’Éveil, le nouveau journal de Jacques Dhur [1] et très monté également contre le ministère du Commerce qui, après avoir demandé des sacrifices, ne cherche même pas à défendre les industriels qui ont fait preuve de la meilleure volonté. Comme cette question doit toucher de près votre maison, tu dois la connaître mieux que moi. Dis à Paul que s’il voit quelque nécessité à faire des articles, qu’il ne se gêne pas et me téléphone. D’,Andigné, lui, était extrêmement monté (côté danse) par les exhibitions et conférences de Duncan [2], le frère d’Isadora [3]. Nous avons consacré un article à cet individu qui est assez comique. Notre ami s’élève contre les licences données à cette famille qu’il prétend boche et chez qui, ajoute-t-il, tout le monde s’écrase. Il désirerait que nous réclamions leur expulsion. Il doit y avoir là quelque question de concurrence chorégraphique.

De plus, car l’indignation était à l’ordre du soir, il a prétendu que l’interdiction des envois de pain individuels à nos prisonniers en Allemagne était le fait des menées de l’administration des Champs-Élysées dans laquelle se trouvent les noms les plus marquants et les plus typiques : Wallenstein [4], Bloch, Strauss [5], etc. Néanmoins, à ces noms-là s’ajoutent Chaumont-Quitry [6], d’Anthouard [7], etc.

C’est le gouvernement allemand qui a exigé ces envois collectifs, le nombre énorme de nos prisonniers étant une cause de difficultés pour les transports.

Par exemple, d’Andigné a tout à fait confirmé l’histoire que je te racontais des lettres G. et J.. Il avait vu Bénazet [8] qui l’avait mis au courant et il a même donné quelques détails supplémentaires. C’est devant le Conseil des ministres que Briand s’était engagé à parler à Joffre.

Que va-t-il sortir du Comité secret ? On en parle beaucoup sans bien s’en rendre compte. Pour le moment, la Chambre est dans la bouffonnerie de la réglementation. Voilà qu’on parle d’enfermer les députés pour que nul ne puisse pénétrer. Et les moindres détails sont l’occasion de débats extraordinaires.

Au point de vue grec, j’ai appris de source très sûre que les mesures prises contre la Grèce, et la démobilisation qui en est la conséquence, avaient été prescrites à la suite d’une explication très violente entre notre G. et le roi. G. aurait déclaré à Sa Majesté Constantin qu’il allait lui dire franchement ce qu’on pensait de lui et de son attitude. Constantin aurait répondu : Eh bien, moi aussi je vais vous parler franchement et jouer cartes sur table. Tout ce que vous pouvez dire, faire ou penser, je m’en moque. Je suis pour l’Allemagne et je resterai pour elle. Rien ne me fera changer. Enfin, la scène fut extrêmement vive, et aussitôt les Alliés se seraient manifestés et le gouvernement grec aurait envisagé un départ pour Larissa.

J’ai interrompu ma lettre pour recevoir le brave Dubar [9] de Lille, où il avait le Crédit du Nord. Il venait me demander si je pourrais venir la semaine prochaine déjeuner avec lui et des amis communs. Je lui ai demandé s’il avait des détails sur l’explosion de Lille. C’est un dépôt de poudres qui a sauté mais pas de poudres à munitions. Elles servaient à fabriquer toutes les fortifications et appartenaient au corps des pionniers. Il y aurait sept ou huit cents marines détruites, deux cents Allemands tués et une centaine de Français.

Dubar est impressionné par l’attitude des Anglais et se demande pourquoi, au moment où on parle de faire une offensive anglaise, Kitchener est en route sur Pétersbourg, pourquoi l’Angleterre, qui a fait une armée, ne veut pas s’en servir.

Il m’ajoute même un détail que je ne connaissais pas et dont peut-être tu as eu vent, si toutefois il est exact. C’est que le commandement anglais voudrait se retirer d’un certain point où il forme un entrant dans les lignes allemandes, estimant que c’était trop difficile à défendre. Je regarderai ce soir le point en question sur la carte.

Au revoir, mon cher Pierre. Ton vieil

Et

[1] Jacques Dhur (1865-1925). Journaliste. Fondateur et directeur de L’Éveil.

[2] Raymond Duncan (1874-1966). Frère d’Isadora Duncan. Professeur de danse et de beaux-arts à l’Akademia, 31, rue de Seine, Paris, VI^e.

[3] Isadora Duncan (1878-1927). Danseuse américaine. Ses recherches et ses improvisations, en opposition avec le vocabulaire académique et les formes classiques du ballet, influencent la danse moderne.

[4] Non identifié.

[5] Paul Strauss (1852-1943). Homme politique. Sénateur radical indépendant de la Seine (1897-1936). Il préside le groupe de l’Union démocratique et radicale du Sénat.

[6] Guy de Chaumont-Quitry (1852-1925). Marquis. Capitaine d’infanterie.

[7] Albert d’Anthouard de Wasservas (1861-1944). Baron. Diplomate. Ministre plénipotentiaire de France au Brésil.

[8] Paul Bénazet (1876-1948). Avocat. Homme politique. Député républicain de gauche de l’Indre (1906-1932).

[9] Gustave Dubar (1848-1921). Directeur de l’Écho du Nord. Président du conseil d’administration du Crédit du Nord (1898). Vice-président de la Société des agriculteurs du Nord. Président de l’Union économique du Nord.