Archives mensuelles : avril 2016

3 avril 1916

3 avril 1916

 

Dear old man,

 

La visite que je t’annonçais hier a eu lieu. J’ai trouvé mon homme[1] naturellement avec Briand qui me dit bonjour et sortit en me laissant en tête-à-tête. Je lui ai expliqué mon affaire. Il a convenu avec moi de certaines fautes commises par celui que tu sais. Il a paru s’intéresser beaucoup à ce que je lui racontais et télégraphiera dans ce sens. Évidemment il en avait causé avec son entourage. Dieu veuille que ce soit pris sérieusement et que nous puissions arriver à éviter quelque mauvaise affaire. Il m’a confirmé ce que je te disais sur les usines mais il prétend que le travail n’est pas complètement arrêté. Je crains beaucoup qu’il ne se trompe et que s’il y a un peu d’activité, celle-ci soit terriblement amoindrie. Il ferait peut-être bien de se documenter ailleurs que chez notre représentant ou dans les bureaux d’Eugène [2].

Il croit lui aussi à la possibilité d’une offensive par Riga, mais il ne croit pas du tout à son succès. Son argument est que, la première tentative ayant échoué à un moment où nos amis n’avaient aucune organisation, il est impossible que la seconde réussisse alors qu’ils ont tout ce qui leur faut. Ont-ils justement tout cela ? Ils ne brillent pas beaucoup par la prévoyance.

En sortant, je me suis croisé avec Charles Benoist [3] qui venait voir J.C.. J’ai longuement causé avec lui des affaires de Belgique, d’autant que Clinchamp [4] que tu connais est arrivé et se trouve très plein du sujet puisqu’il est nommé conseiller de la légation au Havre. Tu sais sans doute que Brocqueville [5] ne voudrait plus de la neutralité. « Cela ne nous a servi à rien, dit-il, et cette neutralité nous a empêchés de nous armer. » La convention ne les empêchait pas de s’armer mais il est bien certain qu’un peuple, dont la neutralité est garantie et qui croit qu’il n’aura jamais à se battre, voit sans enthousiasme la création de dépenses militaires. Les Belges, de plus, voudraient aller jusqu’à la Moselle car ils auraient alors une population de dix millions d’âmes et par suite un million d’hommes à mettre sur pied. Avec ce million ils empêcheraient, affirment-ils, de passer qui que ce soit.

La question est fort complexe envisagée à notre point de vue. La Belgique n’étant plus neutre, aura les plus fortes tendances à redevenir allemande et, d’autre part, nous aurions assez besoin d’un peuple comme cloison étanche. Clinchamp [dit] qu’on pourrait peut-être chercher à leur donner ce qu’ils demandent en leur imposant des liens étroits financiers, politiques et économiques.

Quoi qu’il en soit, il y a une majorité dans le conseil en faveur de ses idées. Vandervelde [6], interrogé brusquement par Benoist, a répondu que la minorité était assez forte, mais ne m’a pas paru se compromettre beaucoup, si j’en écoute ce que m’a raconté Benoist.

Chaumeix m’avait invité hier au soir à venir déjeuner moi aussi avec Polignac. J’ai décliné l’invitation et j’avais une bonne raison pour cela car on a opéré ce matin le pauvre Vauréal. Je l’ai vu un instant. L’opération semble avoir bien marché et Quénut [7] (car c’est Quénut) est satisfait. Mon beau-frère s’était décidé pour ce dernier car seul il lui avait dit une opinion certaine et nette. Tous les autres, [8], Routier [9], etc. (sauf Gosset), étaient incertains, et sur la cause et sur les suites à donner.

Savais-tu que toute la famille Montaland [10] s’appelait réellement Cucu, et Céline Montaland aurait dû s’appeler sur l’affiche Céline Cucu. J’ai vu aujourd’hui un monsieur dont le beau-frère, se nommant Fouillée, a épousé une Montaland qui doit signer, conformément à la mode actuelle : Fouillée-Cucu.

Amitiés de ton vieil

Et

[1] Philippe Berthelot ?

[2] Eugène Étienne (1844-1921). Homme politique. Député républicain d’Oran (1881-1920), chef du parti colonial de la Chambre des députés. Administrateur de la Compagnie des omnibus.

[3] Charles Benoist (1861-1936). Homme politique. Député Fédération républicaine de la Seine (1902-1919). Il est membre de l’Académie des sciences morales et politiques et collaborateur du Journal des Débats.

[4] Du Puy de Clinchamp. Diplomate. Conseiller de la légation.

[5] Charles de Brocqueville (1860-1940). Belge. Président du Conseil de Belgique (juin 1911-mai 1918).

[6] Émile Vandervelde (1866-1938). Belge. Homme politique socialiste, chef du Parti ouvrier belge de 1894 à sa mort. Député de Bruxelles depuis 1900, il se bat pour l’instauration du suffrage universel et la démocratie sociale. Il devient membre du Conseil des ministres en 1916. Il était déjà, en 1914, hostile à la guerre.

[7] Il s’agit en fait d’Édouard Quénu (1852-1933). Chirurgien des hôpitaux de Paris, professeur titulaire de la chaire de clinique chirurgicale à la Faculté de médecine (Cochin). Il présente quatre rapports en juin, septembre, novembre 1915 et janvier 1916 devant la Société de chirurgie sur le traitement des plaies de guerre au ventre. Il plaide en faveur de l’interventionnisme.

[8] Henri Hartmann (1860-1952). Chirurgien des hôpitaux de Paris (1892). Professeur agrégé (1895), il occupe la chaire de chirurgie de l’Hôtel-Dieu (1909-1930) et est spécialisé dans la chirurgie de l’estomac.

[9] Amand-Edmond Routier (1853-19). Chirurgien des hôpitaux de Paris, il est chef de service à l’hôpital Necker.

[10] Céline Montaland (1843-1891). Actrice célèbre. Sociétaire de la Comédie-Française.

2 avril 1916

2 avril 1916

 

Mon cher Pierre,

 

En réponse à ma lettre dont je t’ai parlé [1], Briand me convoque pour demain matin. Je lui dirai tout ce que j’ai à lui dire. Espérons qu’il voudra bien écouter et ne prendra pas le ton renseigné que l’on avait autrefois lorsqu’on venait crier casse-cou et semblait vous dire : nous savons d’avance ce que vous avez dans votre sac, mais nous connaissons la situation. La Bulgarie est avec nous, nous la tenons dans la main. Je te dirai si j’ai bonne impression.

On parle beaucoup en ce moment d’un mouvement d’ambassadeurs en préparation. Celui de Russie [2] serait remplacé par Pau [3], ce qui ne serait pas fameux comme choix. La mission du brave homme n’a pas eu grand succès. Il serait si facile de nommer La Guiche [4] qui est persona gratissima et jouit d’une sympathie générale, s’il n’est pas un aigle. Pas plus que son prédécesseur il ne saura le russe, mais il est familier avec le personnel du pays.

Geoffray [5] serait remplacé aussi. On met en avant plusieurs noms. Beau [6] ou Pams [7] d’abord. Beau est un flemmard de la pire espèce. Excellent garçon, c’est vrai, mais, comme ambassadeur, complètement nul et dans l’absolue dépendance de la Loge [8]. Quant à Pams, tu sais comme moi qu’il est… Depuis hier, on nomme également Georges Leygues [9]. Comme tu le vois, tout cela est des choix destinés à grandir le renom de la France.

Un de mes collaborateurs très savant est venu me trouver ce matin pour me demander si je connaissais un Polignac [10] auquel on donnait une mission en Amérique. Je n’en vois que deux susceptibles d’être ainsi expédiés, c’est Melchior et son frère (champagne Pommery). Chaumeix avait téléphoné à notre collaborateur pour le prier à déjeuner au restaurant avec ce Polignac pour lui demander certains renseignements d’ordre économique et politique. Le déjeuner a lieu demain matin. Je saurai après-demain si la mission est bien placée et quel est l’homme en question.

Aujourd’hui, un autre de mes collaborateurs très sérieux et honnête m’a pris à part pour me répéter une conversation qu’il avait eue hier avec C. [11] et qui ne laissait pas de l’inquiéter. Il lui a parlé pendant trois quarts d’heure de la paix qu’il faudrait nécessairement conclure. L’offensive de Verdun prouvait l’inviolabilité des fronts, et la paix conclue maintenant avec une France forte permettrait à celle-ci d’imposer ses volontés. Plus tard, ce serait les Alliés qui auraient cette prépondérance. Voici plus de dix mois que C. parle de cela. Les arguments changent mais le but reste le même, aujourd’hui c’est l’argument de la France forte. Mais, comme a ajouté mon ami, ce qui m’a frappé surtout, c’est le désir de paix boiteuse et de ne pas pousser les choses au bout. C. répète ces théories à une foule de gens. À quoi C. obéit-il, je ne puis le préciser, mais je le connais bien et tu peux être certain que ce ne sont pas ses idées à lui. Il est dirigé par quelqu’un.

Ses relations, son genre d’occupations en ce moment nous obligent à suivre avec attention ses propos.

Tu te souviens sans doute qu’il était venu chez moi un jour me tâter et qu’il avait parlé de cette composition ministérielle qui permettrait à un moment donné d’accepter et de faire accepter certaines circonstances.

Pense également que le départ de Gallieni a entraîné celui de ce pauvre Maunoury [12]. Ne t’apparaît-il pas assez curieux qu’on ait mis à la tête du gouvernement de Paris un aveugle complètement incapable ?

Au revoir, mon vieux.

Et

 

La censure vient de nous téléphoner, affolée, pour nous prier de ne pas publier une note communiquée par la Rue François-Ier et ayant trait à l’extension du front anglais. Ces messieurs continuent…

[1] Cf. lettre du 31 mars 1916.

[2] L’ambassadeur de France en Russie est alors Maurice Paléologue (1859-1944) depuis janvier 1914.

[3] Gérald Pau (1848-1932). Général de division, membre du Conseil supérieur de la Guerre. Rappelé par Joffre en 1914, il commande l’armée d’Alsace puis effectue plusieurs missions diplomatiques.

[4] Pierre de La Guiche (1859-1940). Marquis de La Guiche. Général de corps d’armée. Depuis mai 1916, il est attaché militaire de France à Saint-Pétersbourg auprès de Maurice Paléologue.

[5] Léon Geoffray (1852-1924). Diplomate. Ambassadeur de France en Espagne (1910-1917). Membre des dîners Galliffet.

[6] Paul Beau (1857-1926). Diplomate. Il est alors ambassadeur de France à Berne depuis mai 1911.

[7] Jules Pams (1835-1930). Avocat. Homme politique. Conseiller général, puis député radical (1893-1904) et ensuite sénateur (1904-1930) des Pyrénées-Orientales. Ministre de l’Agriculture (1911-1913).

[8] Paul Beau est en effet franc-maçon.

[9] Georges Leygues (1857-1933). Homme politique. Député radical du Lot-et-Garonne (1885-1933). Ministre à plusieurs reprises. En 1914, à 58 ans, il s’engage mais est rappelé à Paris comme président de la commission des Affaires étrangères de la Chambre des députés.

[10] Il s’agit bien de Melchior de Polignac (1880-1950), fils de Guy (1852-1901), marquis de Polignac, et de Louise Pommery (1857-1922). Il est affecté au service de la propagande de la Maison de la Presse le 20 mars 1916 pour s’occuper de la propagande aux États-Unis et est nommé à la mission américaine où il accompagne André Tardieu, Haut-commissaire de France à Washington.

[11] Il s’agit probablement d’André Chaumeix.

[12] Joseph Maunoury (1847-1923). Officier d’artillerie. Directeur de l’École supérieure de guerre. Gouverneur militaire de Paris. Le 30 mars 1916, c’est le général Dubail qui le remplace à ce poste. Maréchal à titre posthume (1923).

1er avril 1916

1er avril 1916

 

Mon vieux Pierre.

 

Communiqué pas fameux, il annonce la prise d’une partie du village de Vaux, mais je crois bien que tout le village est occupé. C’est le flux et le reflux. Ce sont des épisodes, c’est vrai, forcés, c’est vrai aussi, mais l’ennui c’est que s’ils prennent pied quelque part, ils y restent. Le tout est de savoir si le gain compense les pertes.

Tu as vu que le ministre de la Guerre de Russie a été changé. Cela a stupéfié bon nombre de Russes d’ici, d’autant qu’on ne sait absolument rien, ni des circonstances, ni du remplaçant. J’ai pu noter hier au soir dans une conversation avec des alliés notoires qui ne sont pas ceux du matin, que Sa Majesté a une disposition d’esprit qui ne lui permet pas de garder quelqu’un dont la popularité grandit. Le ministre était très en faveur auprès de la Douma, cela a suffi pour qu’il soit remercié. Ce ne serait pas les défaites qui auraient été cause du renvoi du Grand-duc [1] en Arménie, mais bien sa popularité dans l’armée. On avait recommandé avec soin de ne pas trop faire mousser le généralissime à propos de la prise d’Erzeroum [2], car ce serait le plus sûr moyen de le faire éloigner.

J’ai compris que dans certains milieux on se préoccupait de l’éventualité d’une grosse offensive allemande contre la Russie par Riga avec l’appui des forces navales. Cette offensive pourrait être extrêmement dangereuse car la route de Pétrograd serait ouverte. Sur une question très nette posée par un des interlocuteurs, l’état-major russe a-t-il envisagé cette question ? Après une hésitation de quelques secondes, il fut répondu : Je le crois. Le quelqu’un avait qualité pour répondre.

Il m’a semblé entendre que l’offensive qui venait d’avoir lieu sur le front russe n’aurait guère de suite, qu’elle avait été faite pour dégager un peu le front occidental, mais que la saison, très mauvaise encore, n’en permettrait pas beaucoup plus. Du reste, il semble que les troupes aient été renvoyées de nouveau vers l’Est. Cette offensive aurait donc eu un résultat.

On m’a dit tout à l’heure que Gallieni était perdu ; ce serait définitivement le cancer de la prostate et qu’il n’aurait plus que quelques semaines à vivre [3]. Cela mettra fin aux rumeurs populaires qui veulent que Gallieni soit parti parce qu’on lui refusait le droit de prendre d’immédiates sanctions pour les « trahisons » de Verdun, sanctions qui étaient tout simplement l’exécution d’un certain nombre de généraux ! Le populaire est simple et expéditif.

On est un peu sur le qui-vive ici. Ce beau temps paraît devoir amener quelques-uns des ministres qui viennent de survoler l’Angleterre.

Au revoir, old man. Ton vieil

Et

 

On opérera Vauréal lundi. Ce ne sera pas la grosse opération redoutée car on croit maintenant que c’est une tuméfaction de l’appendice qui aurait fait pression et amené l’occlusion de l’intestin.

À toi.

Et

[1] Il s’agit du grand-duc Nicolas Nicolaïevitch de Russie (1856-1929). Commandant suprême de l’armée impériale de Russie (1914-août 1915) puis commandant en chef de l’armée du Caucase et vice-roi de cette région.

[2] La ville arménienne d’Erzeroum, actuellement Erzurum, est prise par l’armée russe de Nicolas Nicolaïevitch Ioudenitch le 16 février 1916.

[3] Il meurt le 27 mai 1916.