8 janvier 1917

Mon cher Pierre,

On vient de m’apprendre la mort de ce pauvre Buteaux [1] qui était un garçon des plus distingués, conservateur du musée Jacquemart-André. Après avoir été sur le front pendant un an, il avait été rappelé ici à l’Aviation. Il tomba malade d’une pneumonie et fut soigné chez lui par le docteur Qus [2], médecin-chef de Laënnec. On lui prescrivit l’immobilité absolue, une embolie étant à craindre.

Hier, arrive à sa porte une automobile portant un médecin à trois galons. C’est ici le lieutenant Buteaux, je veux le voir. – Mais M. Buteaux est soigné chez lui depuis vingt jours par le docteur Qus qui veut l’immobilité complète – J’entends l’ausculter – Et il l’ausculta. Cette opération terminée, il déclara qu’il allait envoyer une voiture d’ambulance pour transporter le malade à l’hôpital.

Mme Buteaux [3] alla se précipiter aux pieds d’Herriot qu’elle connaissait et obtint que son mari resterait chez lui. Mais pendant ces quelques heures elle vécut sous la menace du départ. Elle était encore bien plus terriblement menacée car l’auscultation avait fait son effet et l’embolie se produisit qui emporta le malheureux garçon trois heures après.

L’affaire sortira-t-elle, je ne sais, j’ai scrupule à faire quelque chose dans le journal. En tout cas, je vais exiger que le médecin soit frappé car c’est un assassin véritable. Et combien y a-t-il de ces brutes à travers le monde !

J’avais presque espéré te voir ce soir, car Xavier de La Rochefoucauld est venu et vous avez l’habitude de vous rencontrer. Ce ne fut malheureusement pas aujourd’hui, et je l’ai conservé une bonne heure à écouter tout ce qu’il m’a dit sur les avantages que retirerait notre pays de la mission qu’il pourrait accomplir à Rome.

J’avais avant lui la visite d’un associé de la maison Poulenc, la grande fabrique de produits chimiques. Vieil abonné des Débats, il voulait me parler d’un décret du 5 janvier frappant certains produits à la sortie. Après avoir traité ce point spécial, nous avons causé d’une façon plus générale. Il m’a fait une psychologie assez vraie et assez vivante de notre administration très honnête mais qui se donne toutes les apparences de ne l’être pas. Notre administration ne se manifeste généralement que par des demandes quasi impossibles et s’étonne que des maisons importantes ne puissent les exécuter. Elle nous accuse alors d’égoïsme, d’inertie et de routine. Arrive un homme qui n’a aucune surface mais qui flaire l’occasion, il promet tout. Comme il n’a pas les moyens d’exécuter on lui fournit toutes les avances, finalement on n’a pas l’objet plus tôt, mais il revient au double ou au triple.

Il y a certains marchés qui nous déconsidèrent complètement. Exemple : La maison Poulenc a une maison à Londres sous un autre nom, mais les deux ont des administrateurs communs et se contrôlent l’une l’autre. Les intermédiaires de l’intendance ont demandé à la maison de Londres de majorer les prix de 50 %. Ces choses-là ont fait l’effet le plus

[manque la suite]

[1] Il s’agit d’Émile Bertaux (1869-1917). Normalien. Conservateur du musée Jacquemart-André. Capitaine interprète à la direction de l’Aviation. Il meurt pour la France d’une broncho-pneumonie contractée lors d’une mission dans la Somme.

[2] Nalèche se trompe d’orthographe. Il s’agit de Georges Küss (1867-1936). Phtisiologue. Médecin-chef à l’hôpital Laënnec.

[3] Mme Émile Bertaux (1879-1958). Née Jeanne Larroumet.