13-14 mars 1918

Mon cher Pierre,

J’ai donc interrompu mon papier hier puisque je t’ai vidé le fond du sac. Je n’aurai peut-être pas beaucoup plus de choses intéressantes à te raconter aujourd’hui. Cependant, hier, à l’Union, nous avions causé assez longuement de tout et de tous lorsqu’au moment de partir Gaiffier me prend à part et me dit : « N’avez-vous rien su au sujet de propositions de paix actuelles ? » Je lui réponds que j’en ai entendu parler mais que je ne sais rien de précis. J’en profite pour tâcher d’obtenir confirmation des propositions Erzberger, aussi j’en donne au ministre les significations les plus précises pour qu’il m’en démente les termes. Il me les confirme en me disant qu’on avait rejeté cela comme malpropre, mais qu’aujourd’hui il s’agirait de propositions plus sérieuses qui seraient venues par Berne. Gaiffier, qui me paraît loin d’être dans le secret des dieux, me dit : Si les Alliés sont sûrs que les Allemands sacrifieront un million d’hommes pour ne pas réussir dans leur offensive, ils auront raison de rejeter ces tentatives, mais vraiment, s’ils ne sont pas certains du succès, que pensez-vous ? Comme je pensais des choses qu’il me paraissait difficile d’exposer à un ministre même belge, je n’ai rien dit. Dès ce matin, j’ai parlé à Gauvain de cette conversation. Mon collaborateur n’a pas semblé prendre au sérieux de tels pourparlers. Il a peut-être raison…

Milewski est venu ce matin. Il nous a entretenu longuement de l’arrivée des Allemands à Odessa [1]. Je crois que le pauvre homme verra sans déplaisir l’ordre établi en Russie, et comme cela se comprend.

J’ai encore eu une preuve aujourd’hui de ces impulsivités de Clemenceau, impulsivités qui sont d’un incroyable danger. Garde pour toi l’histoire que je vais te raconter, non pas à cause de son importance qui est nulle mais à cause des individus à qui toute indiscrétion pourrait nuire.

Hier, au Comité de Versailles, le général Weygand dit à l’ami Jean Decrais : Faites vos préparatifs, nous partons pour Londres avec le général Foch. Jean Decrais, qui est chef du secrétariat et qui, par sa connaissance des langues et, somme toute, ses vieilles traditions diplomatiques rend les plus grands services et est très apprécié de Weygand, s’apprête donc [2]. On communique la liste des partants à Clemenceau. Celui-ci voit le nom de Decrais et aussitôt donne l’ordre suivant : Non seulement le commandant Decrais ne viendra pas à Londres, mais il doit sur l’heure quitter le Comité de Versailles. Pourquoi, nul ne l’a jamais su, sauf que Clemenceau l’avait oublié. L’ayant trouvé au ministère comme liaison avec Sarrail, il l’avait supprimé et, revoyant son nom, cela lui a donné une attaque. Weygand, qui tient à Decrais à cause des services rendus, car tu sais qu’avec son air hurluberlu il est extrêmement prudent et intelligent, voudrait le garder et il va s’y employer. Sinon, Decrais, qui a un très bel état de services de guerre, se défendra. Clemenceau, du reste, en voyant son nom, l’aurait aussi bien envoyé au bagne. C’est tout le bonhomme.

De plus, je te dirai que ce fameux Comité de Versailles ne marche pas du tout. Il a voulu constituer une réserve générale mais Painlevé (?) ne veut pas en entendre parler et a catégoriquement envoyé coucher Foch et son Comité de guerre. Tu le vois, tout va bien, la concorde règne entre les Alliés et leur directeur unique.

Clemenceau est parti pour Londres, il y a un certain nombre de questions à régler notamment celle de la réserve générale et la question japonaise [3]. Je crains qu’on ne bafouille sérieusement là-dessus.

À toi, mon vieux.

Et

[1] Odessa est occupée par les Austro-Allemands et Pétrograd est évacuée par les Russes.

[2] La quatrième session du Conseil supérieur de Guerre a lieu à Londres. La constitution y est ajournée.

[3] Aux Communes, Balfour préconise une intervention japonaise en Sibérie orientale.